Le Tigre celtique et la pomme de la discorde
En sommant Apple de verser 13 milliards d’euros à l’Irlande suite aux conditions fiscales très avantageuses dont le géant américain a bénéficié sur le sol irlandais, la Commission européenne envoie un signal bien négatif aux grandes entreprises mondiales. En Europe et surtout en France, l’impôt sur les sociétés est contre-productif.
L’Europe a ordonné à Apple de régler 13 milliards d’euros d’arriérés d’impôts à l’Irlande. Elle a remis en cause un traitement de faveur abaissant l’imposition sur les bénéfices locaux d’Apple du taux officiel de 12,5% à un niveau oscillant de 0,005% à 1% entre 2003 et 2014. A la surprise générale, ce membre de l’Union européenne a refusé cette gigantesque manne fiscale – un quart de son budget annuel – et fait appel de la décision de la Commission européenne. En France, pays de l’impôt, l’incompréhension est générale.
Et plutôt deux fois qu’une. Pour nos technocrates nationaux, une entreprise qui cherche à éviter l’impôt sur les sociétés est une entreprise indigne (Apple a quand même réglé 15,6 milliards d’IS dans le monde en 2015, 7 fois plus que Google). Un pays qui refuse des recettes fiscales providentielles est aussi une nation indigne.
En fait, le message de Margrethe Vestager et de la Commission est politique avant d’être budgétaire. Il s’adresse aux eurosceptiques qui ont le vent en poupe en Europe. Attention, « être politique ne doit pas être confondu avec politisé« , précise un porte-parole du président Juncker. Le président de la Commission européenne – ancien Premier ministre d’un paradis fiscal – agit avec le zèle du nouveau converti… ou plutôt de celui qui s’achète une virginité pour pas cher. Message reçu 5 sur 5 par les habituels contempteurs de la « bureaucratie de Bruxelles » qui ont applaudi la manœuvre. Reniant le socle du contrat démocratique – pas de taxation sans représentation –, même les vautours souverainistes n’ont pas hésité à féliciter les bureaucrates bruxellois et à critiquer la souveraineté fiscale de l’Irlande en espérant récupérer – à tort, l’argent restera en Irlande – ce qu’ils estiment être leur part légitime de ce gâteau fiscal. Le combat n’est donc pas fiscal mais bien idéologique. A défaut de pouvoir imposer les critères de Maastricht aux grands pays dispendieux, la Commission montre ses muscles en attaquant la souveraineté fiscale d’un petit Etat membre.
C’est un très mauvais signal pour les entreprises. Cette annulation rétroactive d’un accord fiscal avec un pouvoir souverain par une administration supranationale ouvre la voie à une instabilité fiscale préjudiciable pour les investissements à venir partout en Europe. Restons sur le terrain politique : pourquoi ne pas nous demander s’il est pertinent de taxer les bénéfices des entreprises ? Le traitement spécifique dont l’entreprise de Cupertino a bénéficié en Irlande jusqu’en 2014 fait partie d’une stratégie fiscale innovante de ce petit pays où le taux d’IS de 12,5% est très inférieur à nos 33,33%. Le résultat ne peut que nous faire rêver, le Tigre Celtique a bénéficié en 2015 d’une croissance de… 26,3% (plutôt 8% corrigée d’une écriture exceptionnelle due à l’importation d’avions en leasing). Un an plus tard, son taux de chômage est tombé de 9,4% à 7,8%. La crise est dorénavant derrière elle. Le choix irlandais paye, ne pas vouloir taxer les entreprises installées sur son sol a engendré une hypercroissance capable de la sortir des difficultés.
Les bénéfices d’une entreprise ne résultent, si on y réfléchit bien, que d’une somme de contrats avec les clients d’une part, les fournisseurs de l’autre. Taxer ces contrats est une ineptie, d’autant que les salaires subissent déjà la ponction des charges patronales, les ventes de biens et services la TVA, les bureaux et ateliers des taxes locales (CVAE/CFE) et les activités polluantes diverses taxes environnementales (TGAP, TICPE, TICFE…). Taxez la vache, ce n’est pas la vache qui paiera. A la fin, c’est bien le consommateur final qui porte l’ensemble de ces prélèvements dont la somme, en France, atteint le record mondial de 63%. L’IS – 57,5 milliards dans le PLF 2016 – est marginal dans ce fardeau global de 295 milliards, comme le rappelle le dernier rapport Génération Libre par Robin Rivaton et Vincent Pavanello. Comble de l’absurdité, il est très inférieur à l’ensemble des aides – 130 milliards – reversées aux entreprises. Son poids dérisoire ne l’empêche pas d’être injuste et d’entraîner des effets néfastes pour les entreprises installées sur notre territoire.
D’abord, les bénéfices réinvestis dans l’entreprise sont utiles et nécessaires à son développement. Les taxer revient à freiner leurs investissements et leur développement, au détriment de l’innovation, de la compétitivité et de l’emploi. La sous-capitalisation de nos PME et le manque criant d’Entreprises de Taille Intermédiaire (4 000 ETI en France contre 10 000 au Royaume-Uni, plus de 12 000 en Allemagne) s’expliquent largement par la fiscalité excessive sur le capital, à commencer par l’IS. Ensuite, prélever les bénéfices distribués sous forme de dividendes est injustement redondant car ils sont à nouveau imposés sous la forme de revenus.
Bref, l’Impôt sur les sociétés est une ineptie à laquelle nous nous sommes malheureusement habitués. Mais à quel prix !
Les entreprises d’envergure internationale sont obligées de se prêter à des contorsions fiscales pour optimiser le montant de leurs bénéfices déclarés pays par pays. Ces acrobaties font le bonheur des fiscalistes et consomment des ressources importantes, parfois au point d’inciter les entreprises à faire de mauvais choix économiques pour échapper à un surcoût fiscal. Pour éviter cette dépense d’énergie stérile, de petits pays ont fait le pari radical d’une fiscalité très faible sur les bénéfices. Ils ont pu attirer sur leur territoire des fleurons et constituer des écosystèmes spécialisés, assurant à leurs citoyens plein emploi et prospérité. Les pays les moins flexibles crient au dumping fiscal. C’est le cas de la France, enfer fiscal en passe de devancer le Danemark et de monter sur la première marche du podium pour sa fiscalité globale, 45,7% du PIB ! Les plus agiles s’adaptent et abaissent leur taux. C’est ce qui motive le Royaume-Uni à se transformer en paradis fiscal à son tour en réduisant son taux d’IS de 15%, proche du taux irlandais de 12,5%. L’avenir est au taux zéro.
La concurrence fiscale est souvent décriée par ceux qui vivent des impôts, politiques ou hauts fonctionnaires. Ces experts de l’argent des autres ne cessent d’inventer de nouveaux concepts fiscaux très ingénieux pour taxer le gras, le sucre et tous les comportements immoraux – la liste est sans limite – à leurs yeux. Comment pourraient-ils concevoir la baisse de la pression fiscale – de quoi vivront-ils demain ? – et, pire, la disparition d’impôts absurdes ? La France a pourtant besoin d’une nouvelle architecture fiscale simple, rentable pour l’Etat et stimulant l’investissement, le développement de nos entreprises et, par-dessus tout, l’emploi. Libérons les entreprises de l’assistanat en supprimant l’IS et l’essentiel des aides – coût nul pour les finances publiques – dont elles n’ont aucun besoin.
Par Aurélien Véron, article paru dans atlantico le 8 septembre 2016