L’Europe, combien de divisions ?
Rendons à Staline ce qui lui revient : « le Pape, combien de divisions ? ». Il s’agissait alors pour lui de critiquer une puissance religieuse et, pire, morale, autrement dit sans armes. Plus précisément, il répondait à Laval qui lui demandait en 1935 non seulement de respecter l’église catholique, mais plus encore de la soutenir. Ce serait, pour Laval, le moyen de renforcer l’alliance entre France, Italie (plus Royaume-Uni) et URSS. On connaît la suite pour l’Italie, l’Espagne et la France : les « valeurs » seules ne valent pas grand-chose !
Dans l’Europe d’aujourd’hui, la question du « combien de divisions » est double, mais la réponse est opposée. A la question « combien de divisions militaires ? », la réponse est : beaucoup trop peu d’unités de plus de 10 000 soldats ! Et à la question « combien de divisions politiques ? », la réponse est : beaucoup trop ! C’est même pour cela qu’il n’y a pas assez de divisions militaires ! L’Europe ne dépense pas assez pour se protéger dans ce monde où les menaces augmentent partout, avec les migrations déstabilisantes qui en découleront. Selon l’Institut International de Recherche pour la Paix de Stockholm, les dépenses militaires ont représenté 1 739 milliards de dollars en 2017 et devraient dépasser 1 800 cette année (57 000$ par seconde !), soit 2,2% du PIB mondial. Sur ce total, 610 milliards seraient américains, 228 chinois, 69 d’Arabie Saoudite, 66 russes, 64 indiens, 39 coréens du sud. La France a dépensé 58 milliards de dollars et l’Allemagne 44 pour se (nous) protéger en 2017. Les États-Unis y consacrent ainsi 3,1% de leur PIB et la Chine 1,9% du sien, contre 0,9% pour le Japon, 4,3% pour la Russie, 2,3% pour la France et 1,9% pour l’Allemagne.
Bien sûr, ces chiffres sont sujets à caution. Ainsi, étrangement, l’institut de Stockholm est bien forcé de qualifier de… « marginale » l’augmentation des dépenses militaires mondiales en termes réels l’an dernier ! Ce qui n’empêche pas, heureusement, le Dr Nan Tian, chercheur au programme de Stockholm de noter que « l’augmentation des dépenses militaires mondiales de ces dernières années est largement due à la croissance substantielle des dépenses des pays d’Asie et d’Océanie et du Moyen-Orient, tels que la Chine, l’Inde et l’Arabie Saoudite ». Il ajoute : « au niveau mondial, le poids des dépenses militaires s’éloigne clairement de la région Euro-Atlantique ». Et oui ! L’Europe de l’Ouest dépense 245 milliards de dollars, autant que la Chine désormais, et 40% des États-Unis (qui vont accélérer).
Pendant ce temps, les divisions politiques vont ici bon train. Brexit, Catalogne, complexe coalition allemande, improbable majorité italienne dont on ne comprend pas le programme, sauf qu’il veut un creusement du déficit budgétaire entre 100 et 125 milliards d’euros, sans compter les tensions françaises. Pas de surprise si la croissance ralentit. C’est +0,4% de croissance en début d’année, contre +0,7% fin 2017. Ce ralentissement vient d’Allemagne (+0,3% après +0,6% aux mêmes dates), de France (+0,3% après +0,7%) et des Pays-Bas (+0,5% après +0,7%). L’Italie et l’Espagne restent à +0,3% et à +0,7%, mais ceci ne va pas durer.
Pendant ce temps, la confrontation entre Etats-Unis et Chine s’aiguise, Trump voulant plus d’importations chinoises aux États-Unis, donc moins d’excédents chinois, donc moins de croissance chinoise. Elle s’aiguise aussi avec l’Iran, avec le souci américain de freiner son expansion, donc d’accroître ses problèmes économiques internes, et peut-être politiques. L’Europe est priée de commercer moins avec la Chine, et pas avec l’Iran. Avec la Chine, ce sera plus cher. Avec l’Iran, elle sera jugée par les tribunaux américains, compétents de par le monde, bien sûr.
L’Europe enrage. La Commission européenne active le 18 mai la « loi de blocage » qui date de 1996. Elle met les entreprises européennes à l’abri de la compétence extraterritoriale des Etats-Unis. En même temps, elle permet à la Banque européenne d’investissement de financer les entreprises européennes en Iran, notamment les PME (!). Mais les grandes entreprises et banques françaises font machine arrière, et ne seront pas les seules.
Heureusement, l’Europe empêche vaillamment la naissance de grandes entreprises européennes (elles pourraient être dominantes !) et ne taxe pas les GAFA (Irlande, Luxembourg et Malte sont contre) ! Plus de divisions politiques en Europe pour moins de divisions militaires : Staline n’y avait pas pensé.
Jean-Paul Betbeze