Quand la mort s’invite
Et après…
C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table.
On faisait des châteaux de sable.
On prenait les loups pour des chiens.
Tout changeait de pôle et d’épaule.
La pièce était-elle ou non drôle.
Moi, si j’y tenais mal mon rôle.
C’était de n’y comprendre rien…
Louis Aragon
1897 – 1982 – « Le roman inachevé »
La mort rôde, par tous les écrans, les courants d’air, les gestes qu’on faisait sans y penser, se gratter le menton ou le nez. Subreptice, elle s’est glissée… par les interstices des masques qu’on n’avait pas.
La mort rôde, que nous pensions avoir chassée de nos vies par toutes sortes de distractions, d’occupations, d’obligations toutes plus importantes les unes que les autres, de priorités absolues… La mort revient et s’invite parmi nous, chez nos parents, nos amis, nos cousins, chez nous. Ce que nous vivons actuellement, nous ne pensions jamais le vivre.
Soudain…. le temps s’est arrêté, pour un temps… indéterminé. Dans nos confinements, les horloges battent des heures vides, la distance est de rigueur ; il faut se laver les mains, pratiquer les gestes barrières, barrière au virus, qui deviennent une porte fermée, à tout contact extérieur, renvoyant chacun à… ce qu’il est, par lui-même. Sans le savoir, nous sommes, collectivement et individuellement plongés dans le cabinet de réflexion des francs-maçons. Cette chambre de préparation, sombre, dans laquelle les candidats doivent passer quelques heures, isolés, à la lumière d’une chandelle, face à quelques symboles indéchiffrables comme la mort, avant d’espérer rentrer dans la confrérie.
Mais pour l’heure, quelles seront les conséquences de cette épreuve non souhaitée ? En vue de quelle initiation ? S’initier à quoi ? pour les temps qui viennent.
Sinon s’initier à chercher, en dehors des chemins que nous avons connus.
A quel nouveau temps se préparer ? Quelle y sera notre place ? Ma place, la vôtre ?
Les réseaux s’activent. Ça va ? Ça va et toi ça va ? Les grosses blagues fusent comme autant de rien à dire. Beaucoup s’émeuvent de devoir réfléchir. Des questions qu’ils traitaient légèrement leurs paraissent soudain essentielles. Ma vie a-t-elle un sens ? Qu’ai-je apporté durant ce temps qui m’a été donné ? À quoi l’ai-je occupé ? Ce temps… Les yeux s’ouvrent cependant que les oreilles se ferment à toutes les opinions, autres que la sienne, ainsi qu’au vacarme de la mort exhibée à longueur d’émissions consacrées à la gloire des soignants impuissants, mais héroïques.
En chacun de nous, a commencé le travail de dissolution, de décomposition. Décomposition des rythmes habituels, des priorités, des équilibres qui nous maintenaient, des convictions, fussent-elles « scientifiques ». Oui… Même notre religion inconsciente, « la science », devenue « science-spectacle », se montre impuissante face à cette situation inédite et ne peut pas nous distraire du travail mystérieux de déconstruction personnelle qui se produit en chacun. A quoi conduit cette dissolution de la vie en nous ? L’équilibre implacable et pourtant improbable de notre immense château de cartes collectif s’effondre : le commerce international, les fraises hors saison, les transports inutiles, l’agitation des centres-villes, le besoin de voyage, la production de masse tourne au ralenti, la frénésie de consommation, de statut, de mode… Arrêt sur image.
Pour chaque occidental, l’occasion de se regarder un peu dans la glace… de se souvenir des millions d’êtres humains qui meurent de faim chaque jour dans l’indifférence générale, l’occasion pour certains de rapprocher l’arrivée soudaine du virus du sentiment larvé de culpabilité environnementale avec ses angoisses climatiques. Vrai ? On aurait vu des dauphins se baigner à nouveau dans la Seine…
Depuis quelques années déjà, les angoisses écologiques rongent le mythe du progrès construit par les démocraties libérales sur les apports de la technoscience. Dogmatiquement refoulée dans nos éducations psycho-modélisées depuis des décennies, la culpabilité ressurgit au détour d’un virus. Soudain, pour beaucoup, c’est l’heure de se dépouiller de ce qui apparaît comme erroné, trompeur, mensonger ou simplement superflu et, somme toute abusivement égoïste. Se dépouiller ? De quoi ? Dans quelles proportions ?
C’est à cette forme introspective que chacun s’exerce plus ou moins adroitement. Quel est le plus important ? Mon image ? Mon look ? Mon apparence ? Mon statut auquel je tiens (mes honneurs) ? Mes voyages (souvent devenus mes principaux sujets de conversation) ? Mon travail ? Mes activités (hobbies, associations ?) Mes loisirs ? Leurs frontières ? Ou bien mes enfants ? Ma famille ? Mes amis ? Mes lieux de vie ? De travail ? De villégiature ? Jouer ? Me cultiver ? Sortir ? Ma santé ? Mon équilibre psychique et nutritionnel ? Ma mort et ce que je laisserai derrière moi ?
C’est à cet exercice de pénétration des mutations individuelles (marketing oblige) que les économistes s’essayent pour pointer les secteurs dont ils prévoient qu’ils seront en difficulté : hôtellerie restauration, voyages, tourisme, banque, assurances… Dans « les usines à penser » du business, le maître mot devient résilience, c’est-à-dire capacité d’adaptation et… de retour à la « normale », quelle « normale » ? Quelle future normalité ? Plutôt que de « résilience », personnelle et collective, ne nous faut-il pas plutôt raisonner en termes de :
- « nouvelles reliances », familiales, générationnelles, professionnelles, associatives…
- Et de « ré-ordonnancement » des priorités et des aspirations… dans la proximité retrouvée de la mort.
Peut-on répondre à cette question d’une « nouvelle normalité » individuelle ? Et collective ? Ou parier sur un simple réalignement après un gros « trou d’air »…
D’autant que le confinement ambiant n’est pas aussi « hermétiquement » fermé que le cabinet de réflexion des francs-maçons. Nos états de consciences ne sont pas totalement coupés du monde. Chacune, chacun est affecté à divers degrés. Certains key workers travaillent à l’extérieur comme d’habitude, « en respectant les gestes barrière », d’autres télétravaillent intensément. Rares sont finalement, les personnes réellement « hermétiquement closes » sur elles-mêmes. Tout un chacun naturellement est impacté, mais il faut compter avec l’inertie des schémas de représentation hérités d’un passé encore très récent. La rémanence sera forte. En quoi la « future normalité » pourrait-elle être si différente de la précédente ? Pour que l’empreinte soit réellement forte, il faudrait que la sortie de la pandémie soit difficile, incertaine, que le déconfinement soit problématique et que la situation présente se prolonge sur une plus longue durée. Il faut également compter avec la montée des angoisses individuelles concernant la situation économique des uns et des autres, angoisses qui ne favorisent certainement pas le détachement et la réflexion érémitique. C’est là sans doute, dans la brutalité des changements de situation matérielle que les principales urgences se situeront, avec des prises de positions politiques et sociales à haut risque.
Certains axes nous permettent de faire prudemment quelques hypothèses, qui ne sont qu’hypothèses, pour quelques années.
- Nécessité d’adopter un mental plus solidaire permettant d’accepter de nouvelles redistributions pour venir en aide aux plus défavorisés. Ces comportements imposés par les contingences politiques trouveront un écho dans les opinions personnelles en vertu de la réduction des dissonances cognitives (Martin Fishbein – TRA Theory of Reasoned Actions) S’en suivront :
- Rééquilibrage des perceptions droits/devoirs au profit des « devoirs ».
- Limitation du caractère imprescriptible des « droits » (liberté, privacy).
- Quête de nouvelles « vérités » ?
- Remontée du « civisme » et de l’engagement collectif,
- Nécessité de valoriser des comportements moins « individualistes », moins tournés vers le show-off, le superficiel et d’allouer plus d’attention aux autres,
- Moindre valorisation de l’hyper-égotisme, de la mode, de l’exhibition,
- Demande accrue de sécurité,
- Recul du clanisme et des communautarismes,
- Modération consumériste en général,
- Switch vers le culturel, la mémoire, l’immatériel,
- Recentrage sur le familial, l’associatif, l’intergénérationnel, le local,
- Recul de la « foi scientifique », retour de la mort et d’une forme de culpabilité, au moins civique,
- Exigence de sens et montée du « spirituel » ? Dans cette proximité retrouvée de notre amie la mort ?
Rien n’est moins sûr. Pour cela quels mythes activer ou réactiver ? Permettant à chacun de se trouver dans une société dotée de sens dans le cycle accepté de la mort et de la vie. Les mythes des religions survivantes seront sur les rangs. Celui du transhumanisme risque de s’épuiser un peu. L’époque sera favorable à un certain décloisonnement pan-religieux autour de grands textes, de grands schémas initiatiques et philosophiques.
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