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La théorie du genre, reflet d’une Europe moderne

Lors des récentes controverses autour de la notion de genre, deux positions se sont fait face. Du côté des féministes, la volonté de lutter contre les stéréotypes qui enferment les filles et les garçons dans des rôles déterminés. Du côté opposé, la crainte de voir la complémentarité entre les sexes remise en cause et, avec elle, le modèle de la famille traditionnelle. J’ai été comme beaucoup frappée par la virulence de cette contestation et par la facilité avec laquelle elle a fait fléchir nos gouvernants sur un dispositif qui n’était que de bon sens. Avec le recul, ce que je retiens de tout cela, c’est la preuve par l’évidence de ce que quelque chose d’important est en train de se produire relativement à l’immémoriale division sexuée du genre humain.

Pendant des millénaires, les domaines de l’existence ont été assignés à l’un et à l’autre sexe en vertu d’une logique implacablement hiérarchique : aux femmes, la sphère privée de la vie familiale, aux hommes, la sphère publique des affaires communes. Ce partage a traversé les siècles, par-delà même la rupture qu’a représenté la mise en œuvre du projet démocratique moderne. Il a fallu attendre les années 1970 pour qu’enfin il soit contesté, avec la redéfinition féministe de l’ordre domestique comme un lieu politique de rapports de pouvoir. La frontière entre le privé-féminin et le public-masculin a alors commencé de s’effacer à la faveur d’évolutions sociologiques qui ont porté un processus irrésistible de désexualisation du monde.

En investissant massivement la société, dans tous les secteurs et à tous les échelons, les femmes ont mis un terme au monopole masculin du pouvoir. Les inégalités subsistent, nombreuses, qui nous empêchent de conclure à une rigoureuse égalisation des conditions, mais ce qui importe ici, c’est le mouvement d’ensemble et l’endroit où nous allons. Dans le monde occidental (car c’est évidemment le cadre de cette analyse), aucune fonction ni aucun statut ne sont plus réservés à un sexe mais bien ouverts et accessibles aux deux. Le mouvement de féminisation de la sphère sociale qui a fait des femmes des hommes comme les autres se double ainsi d’un mouvement inverse de masculinisation de la sphère privée qui n’est pas loin de faire des hommes des femmes comme les autres.

Pourtant, 1 à 2% des naissances ne s’inscrivent pas dans cette catégorie. Trois, voire quatre chromosomes sexuels sont possibles, dont le XXY et le XO qui engendrent un développement incomplet des organes génitaux, et le développement “genré” du fœtus peut obéir à différentes lois. Les conséquences dépendent des premières divisions cellulaires, d’échanges d’ADN avec la mère ou de raisons environnementales. Mais encore, des mutations génétiques peuvent brouiller les apparences du genre à la naissance et pendant l’enfance, les hormones réajusteront cela ensuite, à l’adolescence.

Déstabilisation sociale

Nées il y a quarante ans à partir des remises en cause formulées par les mouvements féministes, les études de genre sont fondamentalement critiques, c’est vrai. «Ces savoirs dérangent, analyse la sociologue au CNRS Marion Payerne, coéditrice scientifique de l’Encyclopédie. Ils sont des outils puissants de déstabilisation des distinctions et hiérarchies qui apparaissent comme naturelles, entre les hommes et les femmes, entre les hétéros et les homos.» Loin des premières mobilisations militantes de la révolution sexuelle, ces études se sont institutionnalisées et internationalisées. Elles constituent désormais une branche du savoir académique. Elles produisent des connaissances dans de nombreuses disciplines (histoire, économie, sociologie, biologie, médecine, culture, nouvelles technologies…) tout en répondant aux principes scientifiques des autres recherches : enquêtes de terrain, statistiques, observations, confrontations théoriques, analyses de résultats.

Si le pape lisait l’entrée de l’Encyclopédie sur la voix ou la taille, il en tomberait à la renverse. D’abord par les connaissances accumulées, de l’anthropologie biologique aux sciences phoniques. Ensuite, par les thèses avancées : moins le produit d’une nature singulière, les différences de voix ou de poids entre hommes et femmes sont aussi le résultat d’interactions et de stratégies : normes linguistiques et culturelles pour la voix, rôle de régimes alimentaires inégaux – les femmes sont moins alimentées – ou phénomènes de sélection des gènes par les pratiques sociales. «Le genre a une très importante portée pluridisciplinaire, souligne l’historienne des féminismes au CNRS, Florence Rochefort. C’est devenu un outil indispensable pour faire dialoguer les disciplines entre elles, même avec les sciences dures.»

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