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Comment rétablir la paix en Europe ? Par Michel Pinton

Une guerre acharnée ravage la République d’Ukraine depuis un an. Ses répercussions sont considérables. Elle déchire le continent européen et perturbe le monde. Il faut y mettre un terme. Mais comment ? L’un des deux camps est-il capable de remporter rapidement une victoire décisive sur l’autre ? Ou devons-nous patienter jusqu’à ce que les adversaires, lassés d’affrontements incertains, se résignent à un compromis insatisfaisant pour chacun, mais nécessaire à tous ? Ou, enfin, devons-nous reporter nos espoirs sur une tierce partie qui aurait assez d’autorité pour imposer aux protagonistes un règlement équilibré ? Telles sont les questions auxquelles cet article essaie d’apporter des réponses.

LES DEUX CAUSES DU CONFLIT

Personne ne sera capable de mettre un terme à la guerre s’il néglige sa cause première. Et cette cause, la voici : en 1991, le nouvel État ukrainien a hérité d’un territoire bien plus vaste que celui dans lequel vivaient des citoyens de langue et de culture ukrainiennes. Il incluait notamment des populations qui s’étaient toujours définies comme Russes. La Crimée, la « Nouvelle Russie » du Donbass, la région d’Odessa sont majoritairement peuplées de communautés qui se sentent plus proches de Moscou que de Kiev. L’extension de la République d’Ukraine à ces régions a eu pour origine, non pas un choix librement exprimé par leurs habitants, mais des découpages administratifs décidés d’en haut par feu le pouvoir soviétique pour mieux dominer ses sujets en les mélangeant. En transformant une limite arbitraire en frontière d’État, les oligarques qui ont succédé aux dirigeants communistes, n’ont pas donné naissance à une nation unie dans sa volonté d’exister ; ils ont créé un petit empire, dans lequel des minorités récalcitrantes ont été frustrées de leur droit à disposer d’elles-mêmes.

Il faut rappeler cette réalité simple parce qu’elle est occultée en Occident. Nos gouvernements invoquent l’intangibilité des frontières internationalement reconnues. Ils s’accrochent à la forme pour nier un problème de fond. La vérité, c’est que la République ukrainienne a été tiraillée depuis sa naissance entre des aspirations populaires divergentes. Ces tiraillements ont dégénéré en disputes, émeutes, puis en guerre civile en 2014. L’intervention russe n’en a été qu’une conséquence. Aucune paix durable ne sera jamais possible si la racine du mal n’est pas traitée. Macron est dans l’erreur quand il affirme que la paix reviendra naturellement le jour où la République d’Ukraine exercera à nouveau sa souveraineté sur tous les territoires inclus dans ses frontières de 1991. Biden aussi quand il affirme s’en remettre au Président Zelinsky, élu par le peuple ukrainien, pour fixer un terme juste au conflit. En réalité, l’Américain comme le Français nous signifient, sous couvert de respect du droit international ou de choix démocratique, qu’ils soutiennent un des deux camps de la guerre civile contre l’autre.  Une paix véritable ne pourra jamais naître de leur partialité.

Mais ce n’est pas tout : un autre conflit s’est greffé sur celui que je viens de résumer. Pour mieux lutter contre leurs adversaires intérieurs, les dirigeants de Kiev ont cherché des appuis extérieurs. Ils en ont trouvé un, et de poids, à Washington. Non pas que le gouvernement des Etats-Unis ait des intérêts à protéger dans cette partie du monde. Mais il s’est laissé séduire par un projet grandiose d’hégémonie universelle dans lequel l’Ukraine serait un atout précieux : elle serait une sorte de balcon d’où les militaires américains surveilleraient aisément et, en cas de conflit, menaceraient efficacement plusieurs centres stratégiques de la Russie. C’est pourquoi le Président Bush a voulu, dès 2008, faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, de façon à l’arrimer dans son orbite. Sauf Obama, plus prudent, ses successeurs ont poursuivi le même rêve.

Je dis « rêve » parce que l’ambition de Washington est impossible à réaliser sans guerre. Moscou ne peut y consentir. Depuis que la Russie a construit un État digne de ce nom, elle n’a jamais toléré qu’une grande puissance domine l’Ukraine. Elle y a toujours vu un danger mortel pour son existence. Les terres d’où elle a chassé l’empire turc, sur lesquelles elle a vaincu l’empire suédois et qu’elle a arraché à l’empire hitlérien au prix de millions de morts, peut-elle les céder à l’empire américain sans combattre ? Ce serait une bien grande illusion que de l’imaginer. L’influence grandissante de Washington à Kiev a fini par provoquer, il y a un an, une réaction brutale de Moscou.  Poutine n’a innové en rien. Il n’a fait que reprendre la politique de Pierre le Grand, Catherine II et Staline.

Telle est la double cause de la guerre d’Ukraine. On préfère, en Occident, la définir comme une lutte entre la démocratie et les régimes autoritaires ou entre le droit international et la force brute. Mais ne pas la voir telle qu’elle est, forcer la réalité à entrer dans un cadre qui ne lui correspond pas. Le conflit ne peut que pourrir. C’est pour cette raison que huit ans après le début des combats, la paix semble plus éloignée que jamais.

Au niveau d’escalade auquel les protagonistes sont montés, la seconde des deux guerres domine la première. Mais elle a elle-même une limite supérieure : Washington ne veut à aucun prix, aller jusqu’à un affrontement direct avec Moscou. Trois raisons importantes dictent son choix. D’abord la triple expérience du Vietnam, de l’Afghanistan et de l’Irak a dégoûté durablement son opinion publique des expéditions lointaines. Ensuite le danger d’une utilisation d’armes nucléaires serait trop grand. Enfin Washington sent que son hégémonie mondiale est plus menacée sur l’océan Pacifique que dans les steppes du Donbass. Elle mène donc en Ukraine une guerre prudente par procuration. Elle espère que la supériorité technique des armes qu’elle fournit à son protégé, usera la machine de guerre russe et contraindra Poutine à lâcher prise. De son côté, le Kremlin parie que les pertes infligées aux troupes de Kiev finiront par monter si haut que les armes américaines n’auront plus de destinataire. Autrement dit, chacune des deux puissances compte sur le temps pour remporter une victoire décisive. La paix est renvoyée à une date encore vague mais nécessairement lointaine. En attendant, les morts et les ruines s’accumulent dans ce malheureux pays et L’Europe se déchire de plus en plus.

Pourtant une paix durable peut être réalisée immédiatement. Ses conditions se ramènent à deux principes simples, qui remédient aux deux causes de la guerre : droit reconnu à chacune des populations d’Ukraine de disposer de son sort et garanties de sécurité pour toutes les nations de l’Est européen. Il suffirait qu’une tierce partie s’en fasse le champion avec assez d’autorité, pour que les belligérants soient obligés de s’y rallier. Quelle tierce partie ? Il revenait à l’Union européenne de jouer ce beau rôle. Sa constitution, solennellement promulguée il y a quinze ans, ne proclame-t-elle pas que l’Union a pour vocation exclusive, de « promouvoir la paix » partout dans le monde ? Mais il est apparu, dès le début des hostilités il y a un an, qu’elle en serait incapable. Les gouvernements de l’est, Pologne et pays baltes en tête, ont fait passer leur hantise de la Russie avant l’intérêt supérieur de la paix. L’Union européenne a été vouée à la paralysie. A défaut d’une action unanime de ses États membres, il était au moins envisageable que plusieurs d’entre eux s’associent pour faire entendre la voix de la sagesse. Ils n’auraient sans doute pas arrêté tout de suite les hostilités mais ils auraient suscité un irrésistible mouvement d’adhésion chez tous les peuples d’Europe et aux Etats-Unis. Le passé en offrait un précédent exemplaire. Lorsque l’Amérique s’était laissée, il y a vingt ans, griser par sa puissance au point d’agresser l’Irak, la France et l’Allemagne lui avaient refusé leur concours, même moral, au rebours (déjà !) de la participation empressée que la Pologne et les Baltes avaient accordé à l’envahisseur. C’est à nos deux nations que l’histoire et l’opinion mondiale ont donné raison.  Il leur suffisait de rester fidèles à leur politique de paix.

Cette fois, hélas, la France et l’Allemagne se sont immédiatement rangées dans le camp de la guerre. Aveuglement orgueilleux à Paris, faiblesse d’un gouvernement de coalition à Berlin, désir de ne déplaire ni à Washington ni à la majorité du « Conseil européen », ces raisons cumulées ont pesé si lourd qu’elles n’ont laissé aucune chance à une politique de paix. Le prix en est élevé : nos deux nations sont happées dans un engrenage qu’elles ne maîtrisent pas. Elles n’ont plus qu’à attendre que Washington veuille bien les en extirper. Leur liberté d’action n’existe plus. Leur souveraineté est atteinte. Et elles ont abandonné le rôle de promoteur de la paix à une puissance lointaine et équivoque : la Chine.

LA DÉRIVE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

Un autre acteur est gravement ébranlé par le retournement franco-allemand : l’Union européenne.

Dans l’immédiat, il semble que la guerre d’Ukraine ait au contraire renforcé la cohésion et le prestige de cette dernière. Soutenue par l’approbation unanime des États membres et les applaudissements du Parlement européen, la Commission de Bruxelles a multiplié les « sanctions » économiques contre la Russie, menacé de représailles commerciales tous les États trop amis de Moscou, apporté un généreux concours financier au gouvernement de Kiev et, enfin, promis solennellement que l’Ukraine « libérée » serait accueillie dans l’Union par une procédure accélérée. Elle est allée jusqu’à laisser entendre aux peuples de Géorgie et de Moldavie, qu’elle les intégrerait, eux aussi, pour les arracher aux griffes de Moscou. Sur le plan intérieur, cette même Commission s’affaire à accroître la production d’armes et de munitions. On ne voit pas ce qu’elle pourrait faire de plus pour soutenir la guerre. L’activisme de la présidente de la Commission, Ursula Von der Leyden, offre un contraste saisissant avec la prudente neutralité de son prédécesseur, Jacques Delors, à l’occasion de la guerre d’Irak.

Pourquoi l’Union européenne a-t-elle changé si radicalement de politique extérieure ? Pourquoi le soutien à la guerre s’est-il substitué à la promotion de la paix ? La raison première se trouve dans l’élargissement de l’Union aux nations de l’est libérées de l’empire communiste. La Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, les pays baltes, ont, depuis leur adhésion collective en 2005, apporté avec eux, des préoccupations politiques, des pratiques économiques, des aspirations culturelles, éloignées des principes qui inspirent Bruxelles. Il en est résulté des heurts de plus en plus âpres. Les condamnations votées par le Parlement européen contre les gouvernements de Varsovie et de Budapest en ont témoigné. Le conflit d’Ukraine a relégué toutes les disputes, même les plus virulentes, au second plan. En soutenant à fond la guerre contre la Russie, la Commission a saisi une occasion inespérée de refaire l’unité des États membres.

Ce n’a pas été de sa part une simple habileté tactique. Elle se reconnaît dans les buts de la guerre. L’idée qui a fondé l’Union européenne, c’est qu’il peut être mis fin à l’histoire tumultueuse des nations de notre continent en les soumettant collectivement à des normes et des procédures gérées par un organe qui les surplombe. Comment la Commission voit-elle la guerre d’Ukraine ? Avec les mêmes yeux : elle défend une norme intransgressible, l’inviolabilité des frontières internationalement reconnues, et exige que soit respectée une procédure intangible, l’élection démocratique. Peu importe que ces deux règles relèvent, dans la réalité de l’Ukraine, du domaine de l’abstraction. La Commission vit dans des abstractions. Sa priorité, c’est de repousser les forces qui se réclament des histoires nationales pour corriger l’ordre européen tel qu’il est établi depuis 1991. Reconnaître le bien fondé de leurs réclamations voudrait dire que l’histoire de notre continent n’est pas parvenue au terme heureux que l’Union prétend avoir atteint. Affirmation inacceptable à Bruxelles. Blasphème qu’il faut combattre.

Aucun de nos responsables politiques ne semble discerner que les agissements de la Commission sont une perversion de la construction européenne, qui mettent son avenir en danger. L’Union a comme « but », proclamé dans son traité fondateur, d’apporter à « ses peuples », « la paix et le bien-être ». Elle est en voie de leur imposer la guerre et les sacrifices matériels qui s’ensuivent. Est-il certain que ce nouveau but n’apparaîtra pas aux peuples d’Europe comme un reniement de ce qui leur a été promis ?

Le projet d’extension de l’Union aux trois États que je viens de citer, présente un danger encore plus grand. A vingt-sept, les États membres ont déjà le plus grand mal à définir des orientations, priorités et règles qui conviennent à chacun. Qu’en serait-il à trente, d’autant que les nouveaux adhérents apporteraient des préoccupations encore plus éloignées de celles de Bruxelles, que la Pologne ou la Bulgarie ? C’est vers l’impuissance et la paralysie que l’on irait. Un seul lien resterait respecté par tous : la protection de Washington. Triste aboutissement d’une évolution commencée en 2005, lorsque les gouvernements de Varsovie, Bucarest, Vilnius et autres capitales de l’est européen s’assurèrent de la garantie militaire de Washington avant tout accord avec Bruxelles. Les évènements d’Ukraine montrent qu’ils continuent de lui donner une priorité absolue sur leur engagement européen. Les dirigeants des trois États en question, y seraient encore plus attachés. L’extension de l’Union ne serait plus rien d’autre qu’un complément à l’extension de l’OTAN. Pour l’Union, cela signifierait que la tutelle des Etats-Unis deviendrait un impératif si largement partagé qu’elle serait irrésistible. Les querelles américaines dans le monde, et notamment avec la Chine, devraient, bon gré, mal gré, être assumées par nous. Voilà à quelle dépendance humiliante la Commission nous conduit.

MICHEL PINTON

Ancien élève de l’École Polytechnique et de l’université Princeton, il fut l’un des collaborateurs de Valéry Giscard d’Estaing au ministère de l’Économie et des Finances puis à la présidence de la République. Membre fondateur puis délégué général de l’UDF (1978-1983), Michel Pinton a été également député européen et maire de Felletin (Creuse).

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