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Jacques Attali : La dictature de l’abstention

Lors de ces élections européennes, personne n’a vraiment fait campagne contre l’abstention ; et pourtant, il est devenu le pire ennemi de nos démocraties ; c’est aussi l’indicateur le plus terrible de la décadence de notre esprit moral et de l’affaiblissement de notre capacité à résister aux menaces du monde à venir.

Dans nos sociétés européennes, il semble être devenu une évidence de considérer la liberté comme un acquis irréversible, et de penser que nous disposerons toujours de tous les moyens pour l’exercer, à savoir la sécurité, la liberté d’expression, la liberté de la presse, le logement, l’emploi, la santé et l’éducation. Il semblerait même qu’il ne soit plus nécessaire de se soucier de savoir qui paie tout cela, ni de vouloir y contribuer, ni même de vouloir en décider. Chacun d’entre nous, individu radicalement libre par essence, considère la société dans laquelle nous vivons comme un simple outil au service de nos besoins, de nos désirs et de nos caprices. On oublie qu’il s’agit d’une création collective fragile, à protéger, à construire et à gouverner sans cesse.

Quelle en est la cause? La gauche dira que c’est le libéralisme économique qui a imposé cette vision ultra-individualiste d’une société dans laquelle chacun a l’illusion d’être définitivement libre, de n’avoir aucune responsabilité collective, de ne pas se sentir obligé de décider d’un destin commun. La droite, elle, dira que c’est l’idéologie de gauche qui a permis à tout le monde de croire que les grandes machines collectives sont là pour fournir tout ce dont chacun a besoin, et que la société est là pour les financer sans que tout le monde ait à s’en soucier. . Dans les deux cas, cela amène les gens à croire que la politique n’a plus d’importance et que voter ne sert à rien.

En fait, une alliance perverse s’est développée entre le libéralisme idéologique absolu et le socialisme matérialiste grossier, donnant à chacun le sentiment qu’il est absolument libre, que tout lui est dû et qu’il n’y a plus rien de collectif qui ne soit déjà définitivement décidé.

C’est une triste ironie que les deux acquis majeurs de la démocratie (liberté individuelle et protection sociale) se soient soldés par la négation de leur raison d’être même, car déjà acquis.

Et pourtant, ce n’est pas le cas. La démocratie est fragile. La liberté est constamment menacée. La protection sociale, la sécurité, l’éducation, l’environnement et les infrastructures ne peuvent être financées sans choix, efforts et rigueur. Notre mode de vie, nos valeurs sont attaquées de toutes parts. Nous ne pouvons pas être sûrs de les conserver éternellement. Nous devons gérer tout cela.

L’abstention est un poison mortel, car ceux qui ne votent pas laissent tout à ceux qui votent. Et bien sûr, ceux qui votent le plus sont les tenants des thèses les plus extrêmes, dont le seul dénominateur commun est leur volonté d’en finir avec la démocratie, tant appréciée par ceux qui s’abstiennent.

En particulier, s’abstenir aux élections européennes, c’est donner tous les pouvoirs à ceux qui veulent défaire l’Europe, en niant la primauté des traités sur le droit national, et en rejetant toute forme de solidarité financière, sociale, technologique, écologique et militaire.

Qu’il n’y ait pas d’erreur. La démocratie n’existe pratiquement qu’en Europe. Ailleurs, soit elle n’existe pas, soit elle est aux mains de forces fortunées bien plus puissantes que celles qui parcourent le vieux continent.

S’abstenir, c’est se résoudre à jouir de la servitude. La dictature de l’abstention ouvre la voie à bien d’autres totalitarismes. Tant que nous ne comprendrons pas que l’État de droit dans un pays nous protège bien mieux que la liberté indifférente, que le vote est la condition de la souveraineté, qu’en Europe, les traités européens et les décisions prises en commun doivent conserver une valeur supérieure au droit national. , et qu’il existe de grandes valeurs humaines universelles qu’il nous appartient de défendre et de promouvoir, on nous promet l’anarchie, c’est-à-dire la soumission. Voter, c’est défendre la liberté.

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