Directive Terrorisme : Le Parlement européen contre nos libertés
Paris, le 1er juin 2016 — Loin des feux de l’actualité français et européens, un projet de directive sur le terrorisme est en cours de discussion au Parlement européen et sera voté par la commission LIBE le 15 juin prochain. Cette directive, destinée à encadrer les politiques et législations antiterroristes européennes présentes et futures, est cruciale pour l’exercice des droits fondamentaux des Européens.
Or les discussions et négociations politiques actuelles laissent craindre un fiasco généralisé des libertés et un alignement par le pire des mesures attentatoires aux droits, notamment concernant Internet, par la censure et la surveillance. Les eurodéputés doivent redresser la barre et renforcer les garanties apportées aux citoyens européens.
Le projet de directive sur le terrorisme a été présenté en décembre 2015 par la Commission européenne. Il visait initialement à apporter des définitions communes et un cadre harmonisé pour faciliter la coopération entre pays sur la lutte antiterroriste, le financement du terrorisme et l’aide aux victimes. Peu à peu, sous l’égide de la rapporteure Monika Hohlmeier (PPE – DE1 ), et avec le soutien ou la pression des gouvernements (notamment français), le texte se durcit au Parlement européen et s’achemine vers un texte-chapeau pour l’ensemble de l’Union européenne où la lutte antiterroriste reprendra ce que La Quadrature du Net dénonce depuis plus de deux ans en France : censure de sites Internet, attaques contre le chiffrement et le droit à la vie privée, surveillance électronique lourde et absence de garanties pour les droits fondamentaux.
Où en est actuellement la discussion de ce texte au Parlement européen ?
Le texte sera voté par la Commission Libertés publiques (LIBE) le 15 juin prochain. Ce vote est crucial, c’est là que la forme quasi définitive du texte se décidera. Les amendements actuellement discutés sont donc à scruter quasi quotidiennement pour pouvoir repérer là où les dispositions s’améliorent ou s’aggravent. Les rapports de force sont mauvais pour les défenseurs des libertés :
- la rapporteure Monika Hohlmeier (PPE – DE) soutient depuis le début une ligne dure, alourdissant perpétuellement les mesures de surveillance et de censure ;
- la gauche sociale-démocrate (S&D), représentée par la shadow rapporteure Caterina Chinnici (S&D – IT), est dans une position attentiste. La France fait pression sur les eurodéputés socialistes français pour qu’ils avalisent toutes les dispositions proposées par la droite, et la rapporteure n’a visiblement aucune intention de s’opposer aux lourdes atteintes aux droits ouvertes par le texte ;
- les centristes (ALDE) ont une tradition de défense des droits fondamentaux au sein du Parlement européen. Le shadow rapporteur Petr Jezek (ALDE – CZ) nous semble actuellement trop timide, et doit s’engager davantage face à l’alliance sécuritaire PPE – S&D ;
- du côté des Verts, Eva Joly (Verts/ALE – FR) qu’on a connue opposante résolue à la loi renseignement en France, et dont la famille politique s’est pourtant fermement opposée aux atteintes à la liberté d’expression et à la surveillance, semble à côté du sujet en ne s’opposant pas aux pires mesures du texte. Il faut que son groupe politique reprenne la main sur la position des Verts ;
- seule Cornelia Ernst (GUE/GVN – DE) s’est engagée clairement contre les dérives du texte et se positionne aujourd’hui pour la défense des droits fondamentaux.
La situation est donc fragile : sous la pression morale et médiatique du risque terroriste, sous la pression des gouvernements (dont la France en particulier) qui veulent faire couvrir leurs législations existantes par cette directive, le texte s’apprête à créer une sorte de parapluie législatif trop large et trop peu protecteur, ciblant encore et toujours Internet et les droits fondamentaux.
Quelles sont les mesures visées par La Quadrature du Net dans ce projet de directive ?
La Quadrature du Net s’est penchée spécifiquement sur les amendements de compromis2 actuellement débattus qui touchent aux droits fondamentaux sur Internet et dans les communications électroniques. Ce n’est donc pas l’intégralité de la directive.
Sur l’atteinte à la liberté d’expression
L’amendement de compromis 6 (considérant 7a et article 14a) a pour objectif de mettre en place « toute mesure nécessaire » pour retirer ou bloquer l’accès aux pages incitant publiquement à la commission d’actes terroristes. Il ouvre explicitement l’accès au blocage de site Internet, qui porte lourdement atteinte à la liberté d’expression et au droit à l’information, sans pour autant être réellement efficace dans la lutte contre la propagande terroriste, comme l’expérience française nous le montre depuis sa mise en place il y a 18 mois.
Le texte de l’amendement ne prévoit aucune garantie de recours judiciaire ni d’encadrement de cette censure par un juge judiciaire, ce qui rapproche le texte européen du cadre législatif français et entraînera les autres pays européens, sommés de mettre en place ces mesures, dans les mêmes travers que la France : censure opaque, garanties inexistantes, résultats négligeables.
Non contents d’encourager ce type de censure pour toute l’Europe alors qu’elle est aujourd’hui une exception française, les eurodéputés proposent en outre de rendre pénalement responsables les entreprises qui ne coopéreraient pas dans le cadre de la suppression de contenu et du blocage de sites Internet3. Les dernières rédactions du texte demandant simplement aux sites Internet de retirer tout contenu « à la demande », sans aucune garantie, sous peine d’être attaqués. C’est une démolition en règle de tout le fragile équilibre de la responsabilité des contenus en ligne et des droits fondamentaux4.
Sur le chiffrement et les preuves électroniques
L’amendement de compromis 10 instituant un considérant 15b traite de la coopération entre les États membres, Eurojust et Europol pour rassembler, partager et rendre recevable les preuves électroniques5, c’est à dire qu’elle s’attache aux investigations et à la surveillance exercée sur les réseaux. Or le texte est beaucoup trop flou. Si la coopération entre États ne peut qu’être encouragée, le texte actuel est trop vague. Les amendements déposés par la rapporteure au début de l’examen du texte citaient explicitement Tor, les VPN et autres outils de protection de la vie privée comme des obstacles aux investigations. Si ces outils ne sont plus aujourd’hui explicitement mentionnés, cela laisse augurer de dispositions futures inquiétantes. Au minimum, il faudrait accompagner ces dispositions d’une définition claire du droit au respect de la vie privée et du droit au secret des communications électroniques, réaffirmant le droit au chiffrement, le droit à l’anonymat et le droit d’utiliser des pseudonymes (voir la proposition de La Quadrature du Net sur la surveillance).
Sur les notions d’aide et de complicité
L’amendement de compromis 4 traite de l’aide et de la complicité à la commission d’infractions terroristes. Le considérant 11 et l’article 16 en particulier ne sont pas suffisamment clairs sur la notion d’intention, laissant la porte ouverte à des interprétations très larges. Le fait de savoir que des outils – et en particulier des outils de chiffrement – peuvent être utilisés par des terroristes ne peut suffir à rendre complices ceux qui conçoivent et distribuent ces outils. Il est absolument nécessaire de faire en sorte que la notion de complicité soit clairement définie, et implique que la personne complice ait l’intention d’aider les personnes directement à l’origine d’une infraction. Qu’en sera-t-il sinon de la personne qui mettrait en place un système de discussion en ligne chiffré à la disposition de tous ? Comment serait envisagée la responsabilité d’un service comme Tor ?
La Quadrature du Net regrette l’escalade de propositions validant les principes de censure de sites Internet et la généralisation sans garde-fou de mesures de surveillance extrêmement intrusives dans cette directive. Par nature, ce texte a vocation à servir de cadre et d’objectif à l’ensemble des pays de l’Union européenne. Il devrait donc être strictement encadrant et empêcher toute dérive et toute escalade de surveillance contraire aux droits fondamentaux qui forment le socle de valeurs de l’Union européenne. « Il est indispensable que les eurodéputés de la Commission LIBE restreignent l’appétit sécuritaire de la rapporteure Hohlmeier et résistent aux desiderata des pays déjà engagés dans cette spirale, comme la France, qui cherchent ainsi à faire valider leurs stratégies dangereuses » déclare Agnès de Cornulier, coordinatrice de l’analyse juridique de La Quadrature du Net.
Lire notre analyse du texte de la directive sur notre wiki.
Suivre les amendements de compromis sur notre wiki.
- 1. On présente traditionnellement les eurodéputés par leur groupe d’appartenance politique – ici le Parti populaire européen -, et leur pays d’origine – ici l’Allemagne
- 2. Une fois que le rapporteur en charge du texte a présenté son rapport, c’est-à-dire les amendements qu’il compte soumettre au vote, chaque eurodéputé peut proposer des amendements au texte. Ensuite, après de nombreuses réunions entre le rapporteur et les shadow rapporteurs, menées à l’abris des oreilles indiscrètes, le rapporteur présente des amendements de compromis, censés être le fruit des négociations opaques. Des échanges s’ensuivent entre rapporteur et shadow rapporteurs, sans que les différentes versions ne soient publiées, et sans que la teneur des négociations ne soit divulguée, laissant le champ libre aux magouilles antidémocratiques.
- 3. Cette disposition avait été proposée par Rachida Dati lors de la préparation de son rapport sur le terrorisme adopté par le Parlement européen le 3 novembre 2015
- 4. Pendant ce temps, le médiateur européen s’inquiète ouvertement de l’opacité des discussions entre les gouvernements, EUROPOL et les grandes entreprises de l’Internet au sein du Forum de l’Internet, qui définissent des règles de lutte contre les discours de haine hors de tout cadre légal et sans aucune présence de la société civile, comme l’a notamment dénoncé EDRI
- 5. La preuve écrite est, selon la loi française, définie comme résultant « d’une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible, quels que soient leur support et leurs modalités de transmission ». La preuve est utilisée pour montrer la validité d’un accord, d’une accusation, etc. La preuve écrite englobe la preuve électronique
À propos de La Quadrature du Net
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À ce titre, La Quadrature du Net intervient notamment dans les débats concernant la liberté d’expression, le droit d’auteur, la régulation du secteur des télécommunications ou encore le respect de la vie privée.
Elle fournit aux citoyens intéressés des outils leur permettant de mieux comprendre les processus législatifs afin d’intervenir efficacement dans le débat public.