PIERRE-François GOUIFFES (auteur de « l’âge d’or des déficits, 40 ans de politique budgétaire française » )
5 ans pour des idées : Dans votre ouvrage, vous constatez que le niveau endettement actuel de la France est assez proche des niveaux enregistrés lors de la Révolution Française et post grande dépression. Quels enseignements en tirez-vous pour éclairer la situation actuelle ?
Pierre–François Gouiffès : Il faut avoir deux points de repère : un point de comparaison historique et un point de comparaison international. Si l’on regarde dans l’histoire française longue, un niveau d’endettement élevé était le plus souvent la conséquence de lourdes dépenses liées à la guerre ou à ses conséquences qu’on ne pouvait financer qu’à crédit : les trois derniers capétiens saignent leurs budgets dans de coûteux conflits (guerre de succession d’Espagne, guerre de sept ans, guerre d’indépendance américaine), l’indemnité due à l’Allemagne après la guerre de 1870 représente 25% du PIB français, le coût de la Première guerre mondiale représente quarante fois le budget de 1914. De même la « grande dépression » de 1929 fait replonger la France dans d’importants déficits. Le niveau de dette actuel n’est donc pas inédit dans l’histoire, mais sa cause l’est : quatre décennies d’accumulation de déficits sans lien avec les affaires militaires couplées à cinq années de stagnation économique.
Par rapport aux autres pays développés, la situation française n’est pas inédite et on trouve d’autres grands pays avec des niveaux de dette très élevés et pour certains beaucoup plus élevés que la France (Japon, Italie). Par contre la France a une spécificité : conjuguer des niveaux très élevés de dépenses publiques (désormais seul le Danemark dépense plus que nous en proportion du PIB dans l’OCDE) avec des déficits et une dette publique élevés : les finances publiques des pays d’Europe du Nord sont beaucoup plus saines et les comptes sont équilibrés sur moyenne période.
5 ans pour des idées : Comment espérer retrouver un niveau de dette publique supportable sans une croissance forte et durable ?
Pierre–François Gouiffès : Votre question pointe pour partie sur le débat récurrent sur le rythme acceptable de baisse du déficit et la composante « dépense publique » de la croissance. Pour certains, et notamment les keynésiens, il faut accepter le déficit et donc l’endettement public en période de basse conjoncture et se reconstituer des marges de manoeuvre en haute conjoncture.
Hélas, la France n’a que très partiellement utilisé les – rares – périodes de haute conjoncture qu’elle a depuis les années 1980 (tournant des années 1990 et 2000) pour réduire significativement ses déficits et revenir à l’équilibre budgétaire, préférant chaque fois mettre en place de nouvelles politiques publiques consommatrices de crédits. Espérons qu’en cas de retour à une conjoncture favorable, la volonté de revenir à des finances publiques équilibrées sera cette fois présente.
Car en France depuis quarante ans, il ne semble jamais y avoir de bon moment pour commencer à réduire les déficits. Sur le fond, il est exact que le renforcement de la croissance (surfer sur la conjoncture externe et/ou mettre en oeuvre des réformes internes renforçant le potentiel de croissance) constitue une méthode « douce » pour réduire les déficits et donc la dette. Il faut toutefois se souvenir de deux autres méthodes historiques utilisées pour purger des dettes excessives : l’inflation (Révolution française et suite des deux guerres mondiales) ou le défaut sur la dette (dernière occurrence en France en 1797, mais défaut grec en Europe depuis 2010).
5 ans pour des idées : Votre regard sur l’action du gouvernement à travers le budget 2014 ? Peuton parler selon vous « d’effort historique » sur les dépenses de l’État ?
Pierre–François Gouiffès : Le budget semble construit cette an-née – une fois n’est pas coutume – sur une hypothèse de croissance réaliste (0,9% en volume). En tout cas cette prévision de croissance a été validée par le tout nouveau Haut Conseil des finances publiques. Concernant les dépenses de l’État, le gouvernement considère que « les dépenses hors charge de la dette et de pensions progressent spontanément de 7 Md€ par an. En 2014, elles baisseront de 1,5 Md€, soit une économie de 8,5 Md€ ». On troque donc une augmentation nominale spontanée de 2,5% contre une baisse de 0,4% de ces dépenses, ce qui n’est pas rien.
Je pense toutefois que l’intérêt de se concentrer sur le budget de l’État va décroissant : la dynamique des dépenses est beaucoup plus forte sur les dépenses gérées par la Sécurité sociale et les collectivités locales, comme je l’ai indiqué dans un récent article. Le vrai sujet est celui de la maîtrise des dépenses consolidées de l’ensemble des administrations publiques (Etat, collectivités locales, Sécurité sociale). Au final pour les budgets 2014, on troque en effet une baisse nominale de 0,4% des dépenses de l’État contre une hausse de 0,5% en volume (dont 1,8% en nominal) pour l’ensemble des dépenses publiques.
5 ans pour des idées : La Californie est très endettée, la ville de Détroit en faillite, pour autant le dollar a été beaucoup moins menacé que l’euro au moment de la crise grecque. Selon vous, l’Union européenne doit-elle jouer un rôle pour aider la France à résorber ses déficits ? Quels regards portez-vous sur la mutualisation des dettes européennes et sur la création des euro-bonds ?
Pierre–François Gouiffès : La comparaison entre les dettes souveraines européennes et américaines n’était pas particulièrement en défaveur de l’Europe en 2009 au moment du déclenchement de la crise de la zone euro. Ce qui a été testé en Europe, c’est beaucoup moins la situation économique et budgétaire de la zone vue dans son ensemble que la solidité de sa gouvernance et la volonté des membres de la zone euro d’assumer solidarité et responsabilité communes, ce qui a été finalement validé tant bien que mal au niveau des exécutifs européens (nouveau traité budgétaire, mise en place du mécanisme européen de solidarité) que de la banque centrale européenne.
Concernant la mutualisation des eurobonds, cet enjeu pose la question de la fédéralisation de la politique budgétaire de la zone euro, l’existence d’un souverain européen ayant la supervision en dernier ressort de la politique budgétaire (par-dessus les souverainetés nationales) et émettant alors des dettes européennes. Nous n’en sommes clairement pas encore là.
5 ans pour des idées : Que pensez-vous de la politique menée par le premier ministre japonais, Shinzō Abe, qui n’hésite pas à creuser le déficit de son pays pour encourager la relance économique ?
Pierre–François Gouiffès :Les « Abenomics » constituent une expérience macroéconomique relativement inédite. Dans une première phase, elle a consisté en une politique monétaire très accommodante d’une banque centrale retournée sous la tutelle de l’autorité politique visant à favoriser le crédit et dévaluer le yen (déprécié d’un tiers par rapport à l’euro en un an) et un plan d’investissement public.
Au final le Japon semble sorti en 2013 de la récession avec une croissance positive. Shinzō Abe a plus récemment décidé de s’attaquer à la plus grande dette publique du monde OCDE en augmentant fortement la TVA, passée de 5 à 8%.
Cette politique spectaculaire combine donc des orientations un peu contradictoires (relance et maîtrise des déficits à la fois) et il s’agit à ce stade d’un « work in progress » à regarder de près, ne serait-ce que par le fait qu’il concerne la troisième économie mondiale.
5 ans pour des idées : Comme dans les collectivités territoriales, ne pensez- vous pas qu’il serait plus sage de séparer la partie investissement de la partie fonctionnement pour se faire idée plus juste du niveau d’endettement de l’État ? A terme, ne devrait-on pas autoriser l’État à s’endetter uniquement pour des dépenses d’investissement ?
Pierre–François Gouiffès : Vous évoquez ici la « règle d’or » applicable aux collectivités locales, pour des dépenses publiques d’investissement représentant autour de 2,5% du PIB (toutes APU confondues) et donc une toute petite partie des 56-57% de dépenses publiques françaises, nouvelle norme de dépense depuis la récession de 2008-2009.
Regardons d’abord les résultats des 40 dernièrs exercices budgétaires : 40 budgets consécutifs en déficit (1975-2014, situation unique dans l’OCDE), 2/3 des budgets en déficit primaire (déficit avant même la charge de la dette), un exercice sur deux avec épargne brute négative, soit un déficit supérieur aux dépenses d’investissement. Au bout du chemin, une dette publique qui est
passée en 40 ans de 15% à 95% du PIB (données du PLF 2014, à plus de 2.000 Md€).
Une nouvelle fois, je pense qu’il est préférable de raisonner sur l’ensemble des administrations car on ne peut s’arrêter au seul État. Une première application de votre principe consisterait pour la Sécurité sociale à présenter des budgets équilibrés car il n’y a pas quasiment pas d’investissement dans ce champ. Or elle est en devenue structurellement incapable depuis le début des années 1990 avec l’apparition d’une dette sociale de plus en plus lourde, portée notamment par la CADES, et qui s’élève désormais à plus de 10% du PIB.
Quant aux collectivités locales, la règle d’or a été certes respectée mais cela ne les a pas empêché de connaître les taux de croissance les plus élevées de toutes les administrations publiques tant en dépenses qu’en recettes : l’impossibilité de s’endetter pour financer les dépenses de fonctionnement n’a pas empêché une hausse des budgets locaux, ceci par des vastes dispositifs de vases communicants notamment avec le budget de l’État.
Je crois donc que la mise en place d’une telle règle d’or basée sur les investissements ne solutionnerait qu’une partie du problème. Il faut toutefois rappeler que le traité budgétaire européen de 2012 ratifié par la France inclut une règle d’or beaucoup plus globale, avec le principe d’un équilibre structurel des finances publiques toutes dépenses confondues (solde supérieurà -0,5% du PIB).
Helène Samson