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Le général Bruno Clément-Bollée: « Quand le Sénégal joue à qui perd perd ! »

J’ai une dette particulière envers le Sénégal et les Sénégalais. En effet, il y a plus de quarante ans, c’est dans ce pays que je foulais pour la première fois le sol d’Afrique. Je n’ai plus quitté le continent depuis, que ce soit en affectations régulières dans chacune des sous-régions africaines ou en poste en France en charge de gérer des dossiers le concernant. Mais c’est au Sénégal, au cours de cette première affectation que j’ai tout découvert, c’est là que j’ai tout appris. La fréquentation de nombreux Sénégalais, frères d’armes devenus mes amis, m’a séduit à ce point que je décidais à l’issue de ce séjour de consacrer ma carrière au continent africain. Cette première expérience m’a servi de référentiel durant toute ma carrière.

Au cours de ce séjour initiatique, je remarquais avec un certain amusement que les Sénégalais pratiquaient un code de comportement inspirant que j’ai rarement retrouvé ailleurs. Il est le fruit de la pratique des quatre vertus fondamentales qu’Aristote, Platon et Socrate recommandaient pour conforter l’harmonie entre les hommes et assurer la paix dans la Cité. La prudence d’abord, pris dans le sens de la sagesse, c’est la réflexion avant l’action. Le courage ensuite, vertu du décideur qui sait prendre, tenir et assumer ses choix. La tempérance encore, pour savoir garder constamment la maîtrise de soi. La justice enfin, car le monde ne peut tourner sans la pratique concrète de la vérité. C’est comme cela que je m’expliquais cette curiosité qu’on appelle communément « l’exception sénégalaise ». La structure sociale, la présence des confréries, la liberté de penser, la singularité pour aborder puis gérer les événements, ces particularités toutes sénégalaises me paraissaient être les conséquences de l’approche locale, atouts précieux et enviés pour préserver l’avenir.

La situation qui prévaut aujourd’hui au pays de la Téranga méritait ce préambule, car beaucoup de ce que j’admirais jusque-là a volé soudainement en éclat. Mais que se passe-t-il au Sénégal ? Dans quelle impasse est allé s’enfoncer le pays ?  Sur ce chemin, dangereux et inquiétant, une seule certitude, l’avenir s’assombrit. Les images transmises des rues de Dakar, de Ziguinchor et d’ailleurs ne sont pas celles du Sénégal que je connais. Provocations, divisions, excitations, violences, affrontements, … quelle mauvaise surprise ! Bien sûr, il n’appartient à quiconque de juger du fond de cet événement, c’est une affaire sénégalaise et sa résolution n’appartient qu’aux Sénégalais. Mais j’aime trop ce pays pour ne pas quand même chercher à comprendre.

Ainsi, la tenue du premier tour de l’élection présidentielle n’aura pas lieu le 25 février prochain. Le choix d’un report de ce rendez-vous crucial, à une date non précisée à ce stade, est surprenant, curieux et incertain. Il ne semble pas faire l’unanimité. Pire, il est facteur de division, d’affrontement et ne peut donc mener qu’à l’affaiblissement. Plongeant le Sénégal dans une situation sans précédent, il met fin à l’exception et certains auront probablement des comptes à rendre au tribunal de l’Histoire du pays.

Est-ce le regret de n’avoir pas forcé le passage pour un troisième mandat et du coup la volonté de trouver un biais pour prolonger quand même qui a motivé le décideur ? D’après ce qui se murmure dans les rues de Dakar, le coup aurait été préparé de longue date. Une action soigneusement pensée et savamment montée depuis quelques temps dit mêmes des observateurs locaux avertis. Provocations dans le monde politique, trahisons au sein de son propre camp, excitations de la fureur des opposants, opprobre jetée sur les Institutions… toutes les conditions du chaos ont fini par créer le désordre. Dans ces conditions, le report pouvait paraître sage et c’est finalement les prétextes de corruption et de collusion qui déclenchent la décision. Elle gêne dans certains cercles, comme dans celui de l’autorité religieuse consultée dont le silence traduit davantage le désaveu que l’approbation.

Seul et triste bénéfice acquis à ce stade, le désordre est là, avec son cortège de conséquences peu réjouissantes, coupures d’internet, troubles dans la rue, opposants enfermés, manifestants tués… Car le sang a coulé qui brouille d’un coup l’image d’exception qu’avaient patiemment édifié les Anciens, avec sagesse et courage. De cette affaire le Sénégal sortira-t-il par le bas ? Les Sénégalais ne le méritent pas.

La situation est sans précédent, l’opposition n’en demandait pas tant. A l’évidence, la décision a du mal à passer et nous n’en sommes qu’au début des réactions. Il est d’ailleurs à craindre que les conséquences fâcheuses se multiplient tant qu’une solution pour en sortir ne sera pas trouvée. L’affaire n’est pas simple et brouille les esprits, car après ce « coup d’éclat », grande première dans l’histoire politique du pays, quelle garantie ont les Sénégalais que la prolongation ne sera pas elle-même prolongée, d’une façon ou d’une autre ? La porte est ouverte. Alors que faut-il faire ? C’est aux Sénégalais qu’il appartient de répondre. Certains recommandent qu’un sage reconnu et incontestable, il n’en manque pas au pays, se voit confier en avril prochain les rênes du pays pour le conduire jusqu’aux élections.

Pour autant je pense qu’il ne faut pas désespérer, le Sénégal est un pays solide, il possède encore de sérieux atouts. D’abord une liberté d’expression rare qui jusque-là avait permis le fonctionnement de l’alternance politique. Une sagesse dans l’action, ensuite, qui sait moduler les excès du verbe. Un sage encadrement religieux encore qui peut tempérer et canaliser les passions. Enfin une armée nationale républicaine et professionnelle, remarquable outil de défense dont je ne doute pas qu’il saura toujours, quelles que soient les circonstances, rester à sa place et jouer son rôle, rien que son rôle mais tout son rôle, pour garantir aux Sénégalais l’ordre et la sécurité dans le respect des lois de la République.

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Mais franchement, quelle mauvaise affaire ! Je me rappelle d’un jeu qu’enfants nous pratiquions dans les cours de récréation, le « qui perd gagne ». Dans ce jeu, on convient que celui qui perdra selon les règles ordinaires gagnera la partie car au final, le désavantage apparent du départ finit par procurer un avantage réel. En l’occurrence, le Sénégal semble avoir inventé un jeu nouveau, le « qui perd perd », car là c’est sûr, rien de bon ne peut sortir d’une telle situation. Du fond du cœur j’espère que les forces vives du pays sauront trouver la solution rapidement, une issue digne à l’image de ce grand pays qui a toujours fait la fierté du continent. C’est mon souhait le plus cher pour mes frères sénégalais.

Bruno Clément-Bollée

Général de Corps d’Armée (2S)

Consultant international, Conférencier

Ex-directeur de la Coopération de Sécurité et de Défense au Quai d’Orsay

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