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Le Japon serait-il en passe de devenir une puissance nucléaire? Par Alexandre Lemoine

Lorsque Shinzo Abe, tué par un criminel, était premier ministre du Japon, il a mis en œuvre plusieurs transformations dans le secteur de la politique de la sécurité. 

Le ministère japonais de la Défense, remplaçant l’Agence de Défense, a été instauré sous son premier mandat (2006-2007). Après son retour au siège de premier ministre fin 2012, le gouvernement est revenu sur les restrictions intransigeantes sur les exportations de produits militaires et la participation à l’autodéfense collective. Ne serait-ce qu’une ligne de sa liste de transformations aurait suffi à tout autre premier ministre japonais pour entrer dans l’histoire en tant que destructeur du « tabou » du pacifisme japonais. 

Par ailleurs, après sa soudaine démission en 2020 et jusqu’à sa mort tragique le 8 juillet 2022, Shinzo Abe continuait d’exercer une influence significative sur la politique japonaise, restant un « poids lourd » au Parti libéral-démocrate. Ainsi, sa participation le 27 février à une émission politique japonaise avait fait beaucoup de bruit, qui aurait pu conduire à long terme à la destruction d’un autre pilier du pacifisme japonais. 

Le fait est que même après les réformes mentionnées, les « trois principes antinucléaires », proclamés en 1972 par Eisaku Sato, prix Nobel de la paix en 1974, sont restés intacts. Dans le cadre de ces principes, le Japon s’est interdit de produire, posséder ou permettre à des armes nucléaires d’entrer sur son sol. 

Shinzo Abe et ses partisans avaient probablement des « vues » sur les trois principes antinucléaires plus tôt. En 2006, sous son premier mandat, la déclaration d’un haut fonctionnaire de son parti sur la possibilité d’une discussion sur le choix nucléaire du Japon faite après des essais nucléaires en Corée du Nord avait provoqué un écho très négatif dans le pays. C’est pourquoi les conservateurs japonais ne prenaient pas le risque de revenir sur ce sujet avant le début de la crise ukrainienne. 

Toutefois, la position du Japon par rapport à l’arme nucléaire est assez ambivalente et se résume à ce qu’on appelle le « dilemme nucléaire ». D’un côté, le Japon insistait activement sur sa mission particulière de « prédicateur » de l’idée du désarmement nucléaire comme étant le seul pays à avoir subi un bombardement atomique. 

D’un autre côté, en acceptant des garanties nucléaires des États-Unis, le Japon a reconnu la légitimité de l’usage de l’arme nucléaire pour se protéger contre une attaque extérieure. Ce n’est pas un secret que des navires américains dotés de l’arme nucléaire sont entrés plus d’une fois dans ses ports avec un consentement confidentiel des autorités japonaises. Une telle dualité de la position laissait une certaine empreinte sur toute la politique de l’après-guerre du pays dans le secteur nucléaire qui se distinguait par son « ambiguïté, incohérence et contradiction ». Le secrétaire américain à la Défense Robert McNamara a qualifié cette situation de « parapluie nucléaire sans poignée » à la fin des années 1960 en s’entretenant avec Eisaku Sato. 

C’est alors qu’à une nouvelle étape Shinzo Abe a proposé d’ajouter une « poignée au parapluie ». Lors de son intervention susmentionnée à la télévision, le politique a laissé entendre que le Japon pourrait utiliser sous une certaine forme le concept de dissuasion nucléaire de l’Otan supposant le déploiement de l’arme nucléaire américaine sur le territoire des alliés et l’usage de leur aviation pour les projeter vers des cibles potentielles sur le territoire ennemi. Shinzo Abe a déclaré que « bien que le Japon ait signé le Traité sur non-prolifération des armes nucléaires et adopté les trois principes antinucléaires, nous ne devons pas voir les discussions sur le maintien de la sécurité mondiale comme un tabou ». Et d’ajouter: « Nous devons évoquer les différentes options pour défendre notre pays et sa population. » 

Quant à la réaction de Fumio Kishida à de telles propositions, le premier ministre actuel a déclaré en février que les trois principes antinucléaires ne devaient pas être modifiés, ce qui permet d’espérer qu’il n’y aura pas d’arme nucléaire américaine sur le sol japonais pendant son mandat. 

Le ministre japonais de la Défense Nobuo Kishi, très populaire au Japon, frère cadet de Shinzo Abe, a fait comprendre qu’il partageait la position du chef de gouvernement. Même si cela pourrait ne pas refléter son avis personnel mais être plutôt lié à ses ambitions de se retrouver un jour dans le siège de premier ministre. 

Cependant, tous les hauts fonctionnaires du Parti libéral-démocrate ne partagent pas la position du chef du parti. Ainsi, Tatsuo Fukuda, président du comité exécutif du parti, appartenant à l’une des « dynasties de premiers ministres » du Japon avec de grands projets pour l’avenir, a déclaré le 1er mars lors d’une conférence de presse qu’il ne fallait pas esquiver la discussion à ce sujet: « Si nous devons défendre notre population et pays, nous ne devons avoir honte d’aucun débat. » 

Sanae Takaichi, ayant la réputation de l’un des principaux « faucons » dans l’establishment du Parti libéral-démocrate, s’est également prononcée en faveur d’un échange d’avis pour revoir les trois principes antinucléaires. Par conséquent, il existe clairement une « ambiguïté et contradiction » par rapport au statut non nucléaire du Japon même au sein du parti au pouvoir. 

Bien que Shinzo Abe n’ait pas proposé de songer à l’abandon du statut de « puissance non nucléaire », le problème, selon Tokyo, réside à l’étape actuelle dans le fait que les garanties de sécurité américaines, notamment nucléaires, ne sont plus un instrument efficace pour intimider d’autres pays. Le Japon l’aurait vu en observant le développement du programme nucléaire et balistique nord-coréen. C’est pourquoi l’orientation de la discussion proposée par Shinzo Abe pourrait se tourner progressivement vers le choix nucléaire de Tokyo. 

L’expert japonais Yoshiaki Yano suppose qu’il est actuellement dans l’intérêt des États-Unis d’autoriser le Japon à posséder des sous-marins avec des missiles balistiques et des moyens minimaux supplémentaires de dissuasion nucléaire contre la Chine afin de combler un prétendu « vide de force » dans l’ouest de l’océan Pacifique. Et cela témoigne clairement d’un changement de la position japonaise pour renoncer aux trois principes antinucléaires. 

Quant aux aspects militaro-techniques, l’expert estime que le Japon pourrait dès à présent être qualifié de puissance nucléaire « virtuelle ». Si au milieu des années 2000 les chercheurs américains pensaient que le Japon pourrait créer une arme nucléaire en l’espace d’un an, ils estiment aujourd’hui que les Japonais pourraient se doter d’une bombe nucléaire en quelques jours. 

Bien que l’image du Japon ait été sérieusement touchée en tant que superpuissance technologique après la tragédie de Fukushima, le pays reste parmi les leaders en matière d’énergie nucléaire. L’entreprise d’enrichissement d’uranium fonctionne dans le pays depuis 1992, la construction de l’usine de retraitement de plutonium a commencé en 1993 et elle est pratiquement terminée. 

Compte tenu de l’immense expérience et du potentiel de Tokyo en matière de superordinateurs, les scientifiques japonais sont capables d’élaborer des ogives nucléaires sans mener d’expériences nucléaires. La question des vecteurs ne pourrait pas être réglée aussi rapidement, mais théoriquement certains lanceurs spatiaux civils japonais pourraient être transformés en missiles balistiques à longue portée. Cela ne pose pas de problèmes particuliers. 

La position des citoyens japonais reste néanmoins un sérieux obstacle sur la voix vers le choix nucléaire du Japon, mais aussi au déploiement sur son territoire de l’arme nucléaire américaine. Ainsi, selon un sondage, 75% des Japonais ont prôné l’adhésion du pays au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires.

Alexandre Lemoine

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