Le parti démocrate peut-il se relever après la défaite de Kamala Harris ? Par Jean-Claude Beaujour Avocat
Au cours des 15 derniers jours de campagne, la tension était palpable : les deux principaux candidats à la présidence des États-Unis se livraient une bataille acharnée, sans concession. Pourtant, dès le milieu de la soirée électorale, l’idée s’est imposée qu’une femme ne dirigerait pas l’Amérique, du moins pas pour cette nouvelle mandature. Ce choix des électeurs ne traduit cependant pas un rejet catégorique de l’idée d’une présidence féminine. Il reflète avant tout une nette préférence pour le programme républicain face à celui des démocrates.
Avec seulement 226 grands électeurs sur 538 et 48,6 % du vote populaire, Kamala Harris a reconnu sa défaite dès le lendemain, concédant la victoire à son adversaire.
Ce résultat décevant a mis en lumière les faiblesses structurelles du Parti démocrate (I), qui se trouve désormais confronté à la nécessité de se réinventer dans une Amérique en pleine transformation (II).
I) Une stratégie électorale en décalage par rapport à l’électorat démocrate
S’il est toujours plus facile de refaire l’histoire en cas d’échec, il n’en demeure pas moins que toute candidature à une élection répond à une logique minimale. En effet se faire connaître en 110 jours et en l’absence de primaires pour donner une dynamique à sa campagne et mobiliser les électeurs[1] a certainement été fatal à la candidate démocrate.
- Une stratégie de campagne peu fructueuse
Chacun sait que la loi du talion (œil pour œil, dent pour dent) peut s’avérer fatale. En effet, un certain nombre d’analyses pointent le fait que la principale erreur stratégique du parti démocrate est d’avoir choisi d’axer sa campagne d’abord et avant tout sur des attaques contre Donald Trump, plutôt que de compter sur les propositions de Kamala Harris[2] jugées insuffisantes pour répondre aux besoins des électeurs américains. La tentation était grande de vouloir répondre aux attaques personnelles par des contre-attaques tout aussi personnelles. C’était oublier que l’électeur porte prioritairement son attention d’abord sur le candidat qu’il connait le mieux et sur celui ou celle dont le programme lui parle le plus.
Ainsi, les questions sociétales ont-elles été prioritairement mises en avant dans la campagne démocrate, comme le futur de la démocratie, afin de se démarquer du programme de Donald Trump inspiré du Project 2025. Selon un sondage réalisé par l’Association Press le 6 novembre 2024 auprès des électeurs afin de connaître les sujets déterminants dans leurs votes, 39% des sondés ont répondu que l’économie était le sujet prioritaire (contre 28% en 2020) et 20% ont répondu l’immigration[3] (contre moins de 5% en 2020). A contrario, les sujets phares des Démocrates n’ont que peu convaincu : parmi les sondés, seulement 11% ont placé le thème de l’avortement en première position, 8% celui de la santé ou encore 7% le sujet du climat.
Une campagne de terrain au cours des six premiers mois de l’année aurait sans doute permis à l’équipe de campagne de tout candidat démocrate de prendre conscience de l’importance des préoccupations économiques pour les électeurs : en d’autres termes la fin du mois avant la fin du monde.
- Une mobilisation du socle des électeurs démocrates à la peine
Malgré un plus grand nombre d’électeurs se déclarant démocrates (45 millions d’électeurs contre 35,7 millions pour les Républicains[4]), Kamala Harris n’a pas réussi à mobiliser son socle électoral et à l’élargir autant que les Républicains ne l’ont fait.
Au-delà des préoccupations thématiques des électeurs, sont apparus quelques changements sociologiques d’importance, notamment chez les Hispaniques qui soutiennent traditionnellement le camp démocrate[5], confirmant ainsi l’érosion du socle démocrate depuis plusieurs années au sein de cet électorat. C’était ne pas entendre que les minorités ne se considèrent plus comme un électorat automatiquement acquis pour le parti démocrate. Déjà dans la campagne précédente, ce message avait été clairement envoyé à Joe Biden mais le candidat démocrate avait été élu.
A ceci s’ajoute le fait que le niveau d’abstention, plus élevé que lors de la dernière élection présidentielle, peut être interprété comme le fait qu’un grand nombre d’Américaines et d’Américains ont considéré que leur vote ne changerait rien à leur situation. “Alors que le coût de la vie augmente, la population réclame des changements, mais n’a pas vu d’amélioration sous la présidence Biden”[6].
Enfin, ce que la majorité des électeurs a pu rejeter serait les aspects de ce que la droite américaine appelle «l’idéologie woke», qui selon elle comprend l’immigration incontrôlée, laxisme vis-à-vis de la délinquance, surmédiatisation des questions identitaires, etc[7].
Bien sûr, même s’il existe de très nombreuses poches de discrimination au sein de la société américaine, curieusement la forme que prend ce combat qualifié de wokisme par ses détracteurs est perçu par une grande partie de l’électorat comme un rejet de la société américaine traditionnelle. Or, aux Etats-Unis comme ailleurs, la globalisation de nos sociétés incite les peuples un peu partout dans le monde à rechercher leur attachement aux valeurs dites traditionnelles.
Face à ce constat d’échec, le parti démocrate devra redéfinir les axes de son mouvement et concilier les différentes tendances politiques qui ne font pas l’unanimité en son sein ainsi que dans la société américaine.
II) Les perspectives de reconstruction du parti démocrate dans une Amérique en mutation
L’Amérique en pleine mutation est celle qui est en fond de cours du roman de Douglas Kennedy Et c’est ainsi que nous vivrons[8] ou encore le phénomène plus global qu’analyse Pankaj Mishra dans L’Age de la Colère[9].
L’échec de Kamala Harris pourrait constituer un nouveau départ pour le parti démocrate s’il parvient à comprendre et à saisir les erreurs stratégiques de la dernière campagne présidentielle et en identifiant plus clairement ses priorités.
- Une stratégie et un projet en contre-pied des idées et du bilan du parti républicain
L’une des opportunités que le parti démocrate pourrait saisir pourrait finalement venir des Républicains. En effet, l’application du Project 2025, d’essence ultra conservatrice, par l’administration Trump pourrait permettre au parti démocrate de se situer politiquement et de construire un socle solide en vue des prochaines élections. En effet, comme le souligne Suzi LeVine – ancienne ambassadrice des Etats-Unis en Suisse -, l’administration Trump disposera du “Tiercé”[10] des institutions pour mener sa politique et sera par conséquent pleinement responsable de ses décisions. Le président américain, qui habituellement doit en permanence négocier lorsqu’il n’est pas contraint de batailler avec le Congrès pour mettre en œuvre son projet présidentiel, verra une administration Trump libre de cet obstacle. On se souvient ainsi d’un Bill Clinton qui avait dû renoncer à son plan santé à son arrivée à la Maison Blanche.
Donald Trump dispose de toutes les manettes pour appliquer son projet et le peuple risque d’être d’autant plus exigeant au moment des élections de mi-mandat qui auront lieu à l’automne 2026.
C’est pourquoi le parti démocrate pourrait profiter des 12 mois à venir pour solidifier sa doctrine et reconstituer sa base électorale. Il dispose par exemple de leviers non négligeables au travers de ses élus ainsi que des think-tanks qui sont outre Atlantique d’influents laboratoires d’idées. En d’autres termes, les Démocrates pourraient s’inspirer de la démarche des Républicains à la suite de l’échec de Donald Trump en 2020[11]. En outre, il est urgent que les Démocrates se réconcilient avec leur base populaire car à bien des égards de nombreux électeurs lui reprochent de s’en être éloignés.
- Favoriser l’émergence de personnalités en capacité d’incarner l’Amérique d’aujourd’hui
Quelques jours après son échec à l’élection présidentielle, Kamala Harris est sortie de son silence en déclarant “Je reste dans le combat” à l’occasion d’un appel avec les donateurs du parti[12] et pourrait jouer un rôle important à l’avenir. Certes, il n’est pas toujours aisé pour un vice-président battu de se représenter. Nixon, après avoir été battu en 1960 par Kennedy, a pourtant remporté l’élection en 1968. Selon un sondage[13] 43% des Démocrates et des Indépendants d’orientation démocrate ont déclaré qu’ils voteraient pour Kamala Harris si la primaire présidentielle de 2028 du parti avait lieu aujourd’hui. Si l’on peut admettre qu’il est encore prématuré d’affirmer clairement qu’elle sera bien candidate aux prochaines primaires démocrates, il est tout de même intéressant de noter qu’elle recueille aujourd’hui 62% d’avis positifs à la question de savoir si elle jouera un rôle important au sein du parti démocrate. A titre de comparaison, Donald Trump recueillait ce même taux auprès de l’électorat républicain en novembre 2022[14]. Pour ce faire, Kamala Harris devra se démarquer d’un Barack Obama qui reste une figure importante du parti plus de 8 ans après son départ de la Maison Blanche.
D’autres personnalités pourraient s’affirmer dans les mois qui viennent, à l’instar de Gretchen Whitmer, la gouverneure du Michigan, ou encore de Josh Shapiro, le gouverneur de la Pennsylvanie. Toutefois le prochain leader démocrate devra être en mesure de rassembler les différentes fractions du parti et surtout de proposer un projet d’avenir à la société américaine tout en s’appuyant sur les racines profondes du parti.
[1] RTS, Après leur défaite électorale, les démocrates doivent apprendre de leurs erreurs et se réinventer, 19 novembre 2024.
[2] Le Devoir, La défaite de Kamala Harris, ou l’échec de la stratégie démocrate, 7 novembre 2024.
[3] Association Press, Votecast : Harris voters motivated by democracy, Trump supporters by inflation and immigration, 6 novembre 2024.
[4] Challenges, En plein désarroi, des électeurs démocrates inquiets pour leur avenir, 7 novembre 2024.
[5] Le soutien à Donald Trump a progressé de 13 points au sein de cet électorat. FranceInfo, Résultats de la présidentielle américaine 2024 : pour qui les femmes, les jeunes ou les minorités ethniques ont-ils voté ?, 6 novembre 2024.
[6] Le Devoir, La défaite de Kamala Harris, ou l’échec de la stratégie démocrate, 7 novembre 2024.
[7] Slate, Le retour de Donald Trump va-t-il tout changer aux Etats-Unis et ailleurs ?, 6 novembre 2024.
[8] Douglas Kennedy,Et c’est ainsi que nous vivrons, Edt Belfond, Paris, 2023.
[9] Pankaj Mishra, L’âge de la colère,@Zulma,Paris, 2019.
[10] Le Devoir, La défaite de Kamala Harris, ou l’échec de la stratégie démocrate, 7 novembre 2024.
[11] Voir la note “La future administration Trump au service d’une rupture sociétale.
[12] Europe 1, Etats-Unis : après sa défaite face à Donald Trump, quel avenir politique pour Kamala Harris, 30 novembre 2024
[13] Sondage Pro.morningconsult.com
[14] 3ème “key takeaways”.