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Les enfants échoués sur la grève Par Pierre de Laubier

Je n’ai pas eu le temps, malheureusement, d’assister aux manifestations d’étudiants qui égaient ce printemps. Par contre, je croise de temps en temps un jeune homme qui habite l’immeuble voisin du mien. J’espérais, en échangeant quelques mots avec lui, me renseigner sur l’état d’esprit de la jeunesse d’aujourd’hui, afin de savoir si elle était aussi portée à la paresse et à l’amour des idées fausses que de mon temps.

Hélas ! ce jeune homme ne prend part à aucune des manifestations dont on peut lire chaque jour des comptes rendus alarmistes ou enthousiastes. Il s’y intéresse à peine. Apparemment, il n’y a que les vieux qui s’en soucient ! Etant dans une situation intermédiaire entre celle d’étudiant et de jeune professionnel, il devrait être, en principe, le cœur de cible de cette agitation. Mais, ayant fait toute sa scolarité dans l’enseignement privé, il ignore ce qu’est une journée de grève – des professeurs comme des élèves. Il a ensuite choisi, pour ses études, une voie qui lui a permis d’obtenir, en trois ans, un diplôme qui tire sa valeur de la réputation de l’école (qui est publique), et du fait qu’elle sélectionne les élèves à l’entrée comme à la sortie (ce qui implique qu’ils travaillent entre les deux). Sélectionner les élèves et être cotée, pour une école, c’est d’ailleurs la même chose.

Avant même d’avoir fini ses études, il s’est établi comme auto-entrepreneur, ce qui lui a permis de conserver comme clients des entreprises où il avait fait des stages ou pour lesquelles il avait fait des travaux pratiques. Puis, après avoir consacré quelque temps à de activités personnelles, il a cherché un emploi, qu’il a trouvé en huit jours et qu’il cumule avec ses propres clients. Sans voir creusé la question, je soupçonne que ses statuts de salarié et d’auto-entrepreneur se combinent à l’occasion, ce qui, à lui, permet de conserver sa liberté, et à son employeur, de faire des économies. Pour lui, le salaire minimal n’est pas un chiffre arbitraire : c’est le prix auquel il vend ses efforts et ses talents.

Et c’est ce qui révolte ceux qui n’ont rien de mieux à faire que de passer la nuit place de la République ou de mettre le feu aux lycées. Ils protestent contre l’idée qu’il revient à chacun de prendre son destin en main. Ils protestent contre la disparition d’un système scolaire dont la justification était la promesse suivante : « Si tu travailles bien à l’école, tu auras un emploi. » Au fil du temps, pour satisfaire les revendications les plus folles (auxquelles les politiques ne résistent jamais), on a ajouté : « Même si tu travailles mal, tu auras un diplôme. »

Ces promesses n’ont pu être faites que parce que le système scolaire tout entier a été conçu et reste géré par des gens dont une écrasante majorité n’a jamais mis les pieds dans une entreprise et ignore ce qu’on y fait. Et ignore par conséquent une notion importante : le prix. Ils ne se rendent pas compte que le système scolaire public n’a pu exister que parce qu’il était gratuit (et en outre obligatoire). S’il avait eu un prix, le piètre service qu’il offre n’aurait pas trouvé preneur : distribuer des diplômes dépourvus de valeur sur le marché du travail, c’est comme distribuer des bonbons en bois ou des pneus en fonte.

En truquant les prix, sous forme d’une illusoire gratuité de l’enseignement, on n’a fait que déplacer le problème, car le produit qui sort en bout de chaîne est un candidat au travail. Travail qui, lui aussi, a un prix. Les produits invendus s’appellent des chômeurs. Et fixer un prix arbitraire à un produit invendable ne peut avoir qu’un seul effet : augmenter le chômage.

Ceux qui ont su ne pas considérer les études comme une fin en soi, mais comme un moyen au service de leurs projets, ne sont pas dans la rue : ils ont mieux à faire. D’autant plus qu’ils savent aussi ruser avec les entraves au marché du travail lui-même. Ils n’ont pas cru à de fausses promesses mais en eux-mêmes. L’idée qu’il existe un marché de l’enseignement choque certains. Mais il existe, et les écoles privées, de la maternelle aux études supérieures, prospèrent sur les ruines d’un système public dépassé dans sa conception, dont les derniers défenseurs sont les professeurs agrégés qui ne savent que se lamenter contre la disparition – regrettable, mais prévisible – du latin, du grec et de l’allemand.

Refuser l’existence d’un marché de l’enseignement – qui existe quand même – revient à refuser l’existence d’un marché de l’emploi – qui existe quand même. Sauf que la seule échappatoire, pour ceux à qui on en interdit l’accès, est le chômage. Voilà pourquoi les lycéens et les étudiants sont dans la rue : parce qu’ils savent (confusément, certes) qu’il y a un lien entre la liberté de l’enseignement et la liberté du travail. Il faut accepter l’une et l’autre, ou les refuser toutes les deux. C’est ce qu’ils font, parce qu’ils s’imaginent (et l’école ne manque pas de les entretenir dans cette illusion) que le gouvernement a le pouvoir de garantir un prix minimal à leur travail.

Cette illusion est renforcée pas le fait qu’on a rendu gratuits les services qu’on considérait comme les plus précieux, si bien qu’on est prêt à payer pour aller chez le coiffeur, mais pas pour aller chez le médecin. Qu’on se rassure : on paye de toute façon. Chez le coiffeur, on paye avec son argent. Chez le médecin, on paye avec l’argent des autres. C’est du moins ce qu’on croit. Car on le paye, en réalité, de sa liberté.

Certains s’étonnent de la mansuétude du gouvernement à l’égard des trublions, auteur des dégradations et des désordres qu’on peut voir. Mais le gouvernement voit dans ces manifestations la preuve qu’il a encore assez de clients disposés à échanger leur liberté contre la manne des subventions, des emplois protégés et des allocations qui est son fonds de commerce ; la preuve qu’il existe encore des gens pour croire qu’il n’est pas le problème, mais la solution.

Ceux qui montent sur les poubelles pour haranguer les foules finiront sur les sièges d’une assemblée élue, tels les Geismar, Cohn-Bendit, Désir ou Assouline d’autrefois, et pourront espérer devenir ministres (certains, dit-on, sont d’ailleurs des enfants de ministres), pourvu qu’ils cultivent l’art de scander le bon slogan au bon moment. Pour les autres, ceux qui sont assis par terre, l’avenir est moins rose. Ils se croiront victimes du patronat. Ils ne seront victimes que d’eux-mêmes – et du gouvernement que, sous les dehors d’une révolte au scénario immuable, ils appellent à leur secours.

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