Marie-Odile Buchschmid : « Napoléon ou comment s’en débarrasser »
En décembre 2004, à l’occasion du bicentenaire du sacre d’un petit caporal devenu grand, le Nouvel Observateur publiait un article intitulé Napoléon, un bicentenaire qui embarrasse
débutant ainsi : « La France commémore jeudi 2 décembre le bicentenaire du sacre de Napoléon avec un mélange de gêne et de fascination envers une légende aussi immense
qu’encombrante ».
17 ans plus tard, à la veille du 200e anniversaire de la disparition de l’Empereur, le 5 mai 1821, au terme de cinq ans et demi de confinement sur l’île de Sainte-Hélène, force est de constater que le malaise perdure. Face à ce chapitre de son histoire, mon pays d’origine a désormais la commémoration honteuse
Les temps ont bien changé. Il suffit pour s’en convaincre de relire, dans les manuels d’histoire en usage dans les lycées des années 80, les pages consacrées à la période du Consulat et de l’Empire (1799-1815). Le ton est grandiloquent voire franchement hagiographique1, aux antipodes du Napoléon bashing auquel on assiste depuis qu’il est question de commémorer sa disparition et qui a inspiré à Thierry Lentz, le directeur de la Fondation Napoléon, un plaidoyer explicitement intitulé Pour Napoléon2 . L’éminent historien qu’il est aussi n’est, cela étant, pas le dernier à rappeler3 que « commémorer n’est pas célébrer », ce dont il faut lui savoir gré même si ses propos n’ont guère été jusqu’ici corroborés par les pratiques mémorielles de la République.
Animée de l’esprit et du désir de consensus propres à mes compatriotes allemands, je me dis qu’il devrait y avoir moyen de trouver un modus commemorandi qui ne tourne pas systématiquement à la foire d’empoigne verbale entre thuriféraires et pourfendeurs de la mémoire de Napoléon Ier. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, je suis attachée aux commémorations qui me paraissent constituer autant d’opportunités de se pencher sur le passé dont les lumières éclairent plus souvent le présent qu’on veut bien l’admettre. Le passé, c’est l’équivalent pour une société des fondations pour une maison qui, quoique invisibles, n’en sont pas moins déterminantes : ancrant le bâtiment dans le terrain, elles en assurent la solidité et la stabilité. De la même façon, ce que nous sommes, notre identité culturelle – ce processus éminemment dynamique – a l’histoire pour substrat. La connaître, c’est se connaître.
Commémorer, oui, mais commémorer autrement. En évitant non seulement la confusion entre commémoration et célébration (cf. ci-avant), mais aussi la commémoration autocentrée. Pour
reprendre l’exemple de la période napoléonienne, pas besoin d’être très calé en histoire pour se rendre compte qu’elle ne concerne pas seulement la France. Pourquoi, dans ces conditions,
vouloir se limiter au seul récit historique français ? Élargissons au contraire la perspective en croisant ce dernier ne serait-ce qu’avec celui des pays impliqués (l’Allemagne, le RoyaumeUni, la Russie, l’Espagne, l’Autriche…). Une telle confrontation – cf. le précédent que constitue en la matière le manuel d’histoire franco-allemand paru en 2006 chez Nathan/Klett – serait pour
le moins enrichissante et, proposant une vision contrastée de Napoléon, de toute évidence plus proche de la réalité historique.
Cela demanderait évidemment de renoncer à envisager l’histoire comme une course de relais dont les grands hommes se transmettraient le témoin. Il s’agit moins ce faisant de déboulonner
lesdits grands hommes que de les faire descendre de ce piédestal qui, en les mettant en exergue de leur époque, a trop longtemps conduit à les considérer isolément, indépendamment de cette
dernière. L’heure me paraît venue de comprendre que pour avoir été trop sollicités, hommes providentiels, sauveurs de la patrie en danger et autres héros sont fatigués…
Marie-Odile Buchschmid
1 « Pendant 15 ans, la France napoléonienne est le moteur de l’histoire du monde. Alliés ou ennemis, les souverains et les peuples sentent leur destinée liée à la sienne… », « Cette ambition [NDLR : il est question de l’ambition de Napoléon Ier] est servie, alimentée par une imagination d’une rare puissance, qui présente sans cesse à son esprit des projets nouveaux. Il vit toujours dans l’avenir. Un projet réalisé ne l’intéresse plus ; déjà, il en conçoit un autre, plus grandiose, plus audacieux… », « Sa mémoire lui permet de retenir le détail des questions et d’utiliser, à tout moment, les renseignements qu’on lui a fournis. Son intelligence est extraordinairement vive et méthodique. Il est capable de suivre avec attention les discussions les plus variées, de comprendre les problèmes les plus différents, d’en saisir immédiatement les aspects essentiels. », Histoire contemporaine 1789-1848, classe de seconde, par J.-M. D’Hoop, éd. Delagrave, 1960 2 Perrin, 2021 3 in La Grande Librairie du 25 mars 2021
Cédric Leboussi
5