Retraite : Le temps de vivre Par Jacques Attali
Le débat sur les retraites est mal parti. Parce que nous nous concentrons sur les mauvaises questions et sur des problèmes dépassés.
Depuis la création des systèmes de retraite (probablement d’abord pour les soldats de l’armée romaine), de nombreux moyens ont été utilisés pour déterminer les bénéficiaires et organiser le financement.
Aujourd’hui, où le financement est collectif, l’accent est mis sur l’âge de la retraite, le même pour tous, ce qui semble juste quand la retraite des inactifs est financée par ceux qui travaillent. Mais cela passe à côté d’au moins deux dimensions importantes : certaines personnes cotisent depuis l’âge de 18 ans, d’autres seulement depuis 25 ans ou plus ; et il est évidemment scandaleux que ceux qui travaillent depuis leur plus jeune âge doivent travailler jusqu’au même âge que ceux qui ont étudié très longtemps pour avoir droit à une pension à taux plein. D’autant plus que ceux qui commencent à travailler tôt ont évidemment des emplois beaucoup plus pénibles, puisque ce sont généralement des emplois qui utilisent la force physique.
D’autres recommandent de répondre à cette objection en ne tenant compte que du nombre d’années de cotisation. Ainsi, tout le monde partirait lorsqu’il aurait financé le système pendant le même nombre d’années. Cela signifierait, si le nombre d’années est de 42, qu’on prendrait sa retraite à 60 ans, ou à 67 ans, selon la durée de ses études. Cela correspond généralement à des systèmes dans lesquels chacun finance sa propre retraite.
Mais cela ne résout pas la principale inégalité : le nombre d’années de vie en bonne santé après le travail varie de 5 à 15, voire 20 ans. C’est la principale inégalité.
Un système idéal serait donc celui où chacun aurait la même espérance de vie en bonne santé à la fin de sa vie active. C’est le seul chiffre qui doit être discuté : non pas l’âge de départ, ni le nombre de trimestres de cotisation, mais le nombre d’années de vie en bonne santé après une carrière. Cela peut sembler difficile à mettre en place. Et pourtant, aujourd’hui on connaît très bien l’espérance de vie selon les métiers et on pourrait décider que chacun devrait avoir au moins dix, douze ou quinze ans de vie en bonne santé après sa carrière.
Bien sûr, cela reviendrait à faire varier l’âge de la retraite selon les professions exercées. Si quelqu’un passe toute sa carrière dans un métier manuel, il partira très tôt. S’il bascule vers une occupation plus sédentaire et intellectuelle, sa carrière serait plus longue. Ce système serait donc infiniment plus juste socialement.
La principale raison, selon moi, pour laquelle cela n’est pas fait n’est pas technique : parler d’âge de la retraite ou du nombre de trimestres de cotisations permet de ne parler que de la vie passée, sans parler de la fin de vie ; alors que parler du nombre d’années de vie en bonne santé après une carrière, c’est faire face au fait que nous sommes tous mortels, et que ce temps à vivre, surtout en bonne santé, est limité.
C’est aussi pour cela qu’on utilise le vilain mot « retraite », qui fait référence à une période sombre, qui mène à la mort. C’était vrai. Ce n’est plus vrai. Et ce mot, qui a une connotation si détestable, mériterait d’être remplacé par une expression plus juste, telle que « l’après-carrière en bonne santé ».
Beaucoup de gens pensent que la vie après leur carrière est une période d’activités épanouissantes. et de plus en plus de soi-disant « retraités » continuent à travailler pour leur plaisir, ou pour améliorer leur niveau de vie, après l’âge officiel de la retraite ; enfin, de plus en plus de personnes ont alors des activités socialement utiles ; non seulement comme parents, grands-parents, arrière-grands-parents, mais aussi comme membres très actifs d’associations de toutes sortes. Avec des activités non monétaires d’utilité sociale considérable.
Si nous parlions en ces termes, nous parviendrions à déplacer le débat là où il doit en être : comment faire en sorte que l’espérance de vie en bonne santé de chacun soit égale et la plus longue possible ? Comment faire en sorte que chacun soit en mesure d’en faire le meilleur usage, pour soi et pour les autres ? Cela reviendrait à parler de prévention, d’hygiène, d’éducation, d’alimentation, de sport, de pollution, de culture et de démocratie. Autrement dit, les véritables déterminants du temps de vie.