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Sommet de l’Otan à Madrid: ce que la Türkiye veut Par Philippe Rosenthal  

Ankara fait sensiblement monter les enchères en empêchant la Suède et la Finlande de rejoindre l’Otan. A la veille du sommet de l’Otan à Madrid (28-30 juin), qualifié d’avance «historique» en raison de la montée en puissance significative de l’agressivité de l’Alliance et du nouvel élargissement «au nord», la Türkiye, avec son entêtement , désespère Bruxelles et Washington.

Le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a appelé les candidats à l’adhésion au bloc, la Suède et la Finlande, à répondre, au moins quelque peu, aux exigences turques qui peuvent limiter les activités des organisations kurdes sur leur territoire. Le Département d’Etat américain, quelques jours avant l’événement, leur a littéralement hurlé dans les oreilles la même chose. La secrétaire d’Etat adjointe américaine aux Affaires européennes et eurasiennes, Karen Donfried, lors d’une audition devant la Commission des relations étrangères du Sénat, a déclaré: «La décision au sein de l’Otan est une décision consensuelle. Et la Türkiyea exprimé certaines inquiétudes concernant le terrorisme et l’approche de la Suède et de la Finlande. Bien sûr, les Etats-Unis, avec la Türkiye, partagent le désir de cesser de soutenir le terrorisme, et nous prenons tous cela très au sérieux».

Les Scandinaves ont annoncé que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est formellement considéré comme terroriste chez eux et qu’ils n’agiront pas contre son activité en leur sein, et en même temps contre l’organisation Gülen sur laquelle Ankara insiste. Recep Tayyip Erdogan accuse les Suédois de fournir une protection policière aux «terroristes kurdes et même de leur accorder du temps d’antenne à la télévision.
Il est tout à fait possible de comprendre les dirigeants de la Suède et de la Finlande. Après tout, ils présentent publiquement leur adhésion à l’Otan comme une étape vers le renforcement et la protection de la démocratie. Et, maintenant, ils doivent commencer par limiter cette dernière. Cela s’avère illogique. Ils voient les rues de leurs propres villes avec des masses de migrants et de réfugiés kurdes qui protestent, et il y en a des dizaines, voire des centaines de milliers, surtout en Suède, de tout le Moyen-Orient. Et, il y a toujours une jeunesse locale violente prête à les soutenir.
Les 25 et 26 juin, Ankara a reçu la dernière demande d’appels à lever son veto sur l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan lors du sommet de Madrid qui vient de commencer. Recep Tayyip Erdogan a reçu des appels du secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg et de la Première ministre de la Suède, Magdalena Andersson. Le secrétaire d’Etat américain, Anthony Blinken, s’est entretenu avec le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu.
Bien que tous les interlocuteurs appartenant à la délégation turque, comme d’habitude, aient parlé des «résultats positifs» obtenus dans les conversations, à en juger par les rapports officiels de la Türkiye, sa réponse a été ferme et inchangée. Stockholm et Helsinki n’ont pas pu ou n’ont pas voulu répondre de manière satisfaisante aux demandes légitimes d’Ankara et ne recevront, donc, pas son approbation pour leur entrée dans l’Otan dans un proche avenir.

«La Suède et la Finlande doivent prendre des mesures concrètes et sincères contre l’organisation terroriste PKK/PYD/YPG», a déclaré le bureau du président turc dans un communiqué à l’issue des pourparlers. Ces mesures devraient inclure l’extradition et la déportation des personnalités kurdes les plus odieuses et des partisans de Gülen du point de vue d’Ankara. A ces demandes, Recep Tayyip Erdogan a, également, ajouté une autre exigence: «La Suède et la Finlande devraient lever l’embargo et les restrictions similaires contre la Türkiye dans l’exportation de l’industrie de la défense et promettre de ne pas recourir à de telles actions à l’avenir».
Le président turc demande aussi aux dirigeants de l’Otan et de Washington de «freiner le comportement agressif» de la Grèce comme l’une des conditions de sa fidélité à la politique du bloc. Recep Tayyip Erdogan a déclaré que le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotaki, «n’existait plus à ses yeux» après son déplacement vers les Etats-Unis. Le Premier ministre grec a exhorté les Américains à ne pas fournir d’armes à Ankara en raison des vols prétendument fréquents d’avions turcs au-dessus des îles grecques en mer Méditerranée. Selon les médias turcs, Recep Tayyip Erdogan exigera au sommet de l’Otan à Madrid que la Grèce arrête la création de bases militaires sur les îles adjacentes à la Türkiye, y compris avec la participation des forces armées américaines.

Ankara cherchera, également, à ce que les Occidentaux lui confient la fourniture du «corridor céréalier» depuis l’Ukraine. Kiev n’est pas satisfaite de cette idée, car dans ce cas, la flotte de l’Otan n’entrera pas dans la mer Noire, sur laquelle elle compte.
Recep Tayyip Erdogan va exiger des alliés l’approbation de son projet d’opération contre les Kurdes syriens du Rojava, patronnés par les Américains. Et, c’est un sérieux casse-tête pour Washington: il s’agira de la nécessité d’abandonner à nouveau les «clients» américains à la merci de leur destin. Que penseront-ils en Ukraine?
Il semble que l’Occident ait complètement oublié comment parler à l’Orient. Après tout, s’ils le demandent, alors, comme à l’Est, dans de tels cas, on pense que cela signifie que les «biens» sont vraiment chers et que leur prix peut être considérablement augmenté. C’est ce que fait Recep Tayyip Erdogan avec son marchandage diplomatique et ses demandes grandissent de jour en jour.
Jusqu’à récemment, il semblait que pour des concessions mineures, il serait prêt à rencontrer l’Occident à mi-chemin. Aujourd’hui, les Turcs sentent qu’ils ont tous les atouts en main et qu’ils peuvent se permettre de parler de tout l’éventail des sujets qui les concernent. Les médias turcs se réjouissent directement de l’attention portée à leur pays, qualifiant la Türkiye de «participant clé» à l’actuel sommet de l’Otan de Madrid. Maintenant, il est même intéressant de voir dans quelle mesure Bruxelles et Washington pourront tolérer «l’impudence turque».

Les dernières tentatives sont en cours pour régler la situation. Ainsi, au début de la réunion de Madrid, il a été prévu de tenir un sommet quadripartite à l’initiative de Jens Stoltenberg avec la participation des dirigeants de la Türkiye, de l’Otan, de la Suède et de la Finlande en tant que «troisième cycle» de consultations sur l’entrée de cette dernière dans l’Alliance. Cependant, les propos du porte-parole de la présidence turque, Ibrahim Kalin, n’inspirent pas beaucoup d’espoir d’obtenir des résultats.
Ibrahim Kalin a souligné que le consentement d’Ankara à participer au sommet quadripartite ne signifie pas qu’il est prêt à revoir sa position. Selon lui, la Türkiye attend des mesures claires et décisives de la part de la Suède et de la Finlande dans la question de la rupture des liens avec les terroristes du PKK et leurs ramifications.

Le président américain, Joe Biden, devrait également rencontrer le président de la Türkiye en marge du sommet de l’Otan à Madrid pour avancer sur la Finlande et la Suède. Pourtant, peu de gens croient au succès de cette rencontre.
A l’Ouest, certains experts estiment que la question de l’élargissement de l’Otan vers le nord devra être reportée à plus tard, et là la situation générale pourrait changer. Cependant, il ne peut être totalement exclu que si les Turcs ressentent la perte possible du «gros jackpot», ils puissent se contenter du «petit deal».

Philippe Rosenthal

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