Vudailleurs.com

Jacques Attali: « Chacun a droit à choisir sa vie »

 
 

Vendu à plus de 160.000 exemplaires, le dernier livre de Jacques Attali, Devenir-soi, appelle chacun de nous à prendre sa vie en main, à ne rien attendre ni des institutions, ni de l’Etat, ni de personne. Rencontre avec un homme illustre convaincu que chacun a les moyens de devenir lui-même. Démonstration

VDC: Pourquoi avoir attendu d’écrire un livre sur le thème du devenir-soi, alors qu’au regard de votre expérience, vous auriez pu le faire avant ?

 

Ce livre est parti d’un article que j’avais écrit dans l’Express qui s’appelait « Débrouillez-vous » où je disais n’attendez rien de l’Etat. Et si vous n’attendez rien de l’Etat, alors pourquoi quoi faire, si ce n’est se débrouiller soi-même. Mais en effet, j’aurais pu l’écrire plus tôt. Tout livre que l’on écrit peut-être écrit dix ans plus tôt, dix ans plus tard, mais ce n’est pas le problème. Je pense qu’il y a dix ans, il aurait été moins bien reçu comme il l’a été. Les gens étaient moins prêts à entendre aujourd’hui ce discours et on l’aurait taxé d’individualisme sûrement libéral, alors que ce n’est pas du tout le discours. Du tout. Un livre vient quand il vient.

Vous écrivez dès la première page du livre qu’il faut « s’arracher à la routine, aux habitudes, au destin tout tracé, à une vie choisie par d’autres ». Mais comment arriver à ce que la majorité des gens prennent en main leur propre vie, alors que l’on vit dans une médiocratie, où l’on infantilise les gens ?

Là vous résonnez dans un paradigme qui n’est pas le bon, si je puis me permettre. Ce n’est pas la majorité qui compte, ni la minorité, ce sont les gens qui comptent, individuellement. Le problème c’est d’aller chercher les gens les uns après les autres. Deuxièmement, quand vous dîtes « on » infantilise. Vous savez on, c’est un con, comme disait l’autre et d’ailleurs à juste titre. Il n’y a pas de « on », il n’y a pas de personne qui tire des fils. Nous sommes dans une société de, ce que j’appelle, les résignés-réclamants, qui a déjà franchi une étape dans la liberté : celle de sortir de l’esclavage. C’est une étape nouvelle qui est en train d’apparaître. On n’est pas dans une société qui infantilise les gens mais au contraire, je crois, dans une société où l’on prend de plus en plus conscience de ce que chacun a droit à une vie. Chacun a droit à choisir sa vie. De plus en plus de gens s’en rendent compte.

J’ai reçu un nombre incroyable de mails : plus de 3000 sur 160.000 exemplaires vendus, ça fait du monde qui écrit. Ce désir de liberté sera-t-il purement anarchique ? Est-il purement individualiste ? Au fond, il se manifeste par des gens qui partent à Londres ou des gens qui créent leur entreprise. Mais les gens qui partent en Syrie, c’est aussi une recherche de soi, c’est une façon de devenir-soi terrifiante.

Vous parlez du bon côté des choses de devenir-soi, mais il y a le mauvais côté aussi, incarné par exemple par des délinquants multirécidivistes passés au terrorisme islamiste, comme Mohamed Merah, ou encore les frères Kouachi et Amédy Coulibaly … Où est la frontière entre les deux ?

Je n’en ai pas assez parlé… La frontière est que le devenir-soi ne peut pas, ne doit pas nuire aux devenir-soi des autres. C’est très subjectif d’ailleurs, car le devenir-soi des autres c’est quoi par exemple ? En 1943, on traitait de terroristes les résistants. Nous appelons terroristes, ceux qui pourraient s’appeler résistants dans un univers fantasmatique. Ils peuvent penser qu’ils ne nuisent pas aux devenirs-soi des autres puisqu’ils aident les autres à prendre conscience que ce serait pure folie… il y a toujours dans le discours totalitaire une folie qui essaie de récupérer le discours de la liberté. Les gens qui assassinent des enfants ne peuvent pas être considérés comme des créateurs d’un modèle. Jamais les gens qui étaient en situation d’être des terroristes résistants n’auraient fait ce que fait Daesh. Ce n’est pas la même conception des valeurs. Je pense qu’il y a une tendance très profonde de beaucoup de gens à devenir-soi, de tous les milieux, de partout dans le monde.

Pourquoi avoir donné tant d’exemples ? Est-ce pour montrer aux lecteurs que c’est possible ?

 

Oui c’est ça ! Les seules critiques que j’ai entendues à propos du livre sont « il y a trop d’exemples ». Mais je crois que ces exemples permettent de rendre crédible le chemin et de déculpabiliser ; de dire aux gens que ceux qui sont mal à l’aise avec les exemples, c’est qu’ils sont mal à l’aise avec eux-mêmes, c’est qu’ils ne veulent pas admettre que c’est possible. Ils ne veulent pas entendre que les gens l’ont fait, que ce soit des artistes ou des gens inconnus. J’ai d’ailleurs volontairement pris des exemples de gens totalement inconnus.

Comment expliqueriez vous à une mère de famille qui doit s’occuper seule de ses enfants en faisant un ou plusieurs travails qui l’obligent à se lever à 5h du matin et rentrer le soir tard à devenir elle ? Et à expliquer à ses enfants qu’ils doivent en faire autant ? Et surtout à choisir la bonne direction ?

Il y a d’abord le devenir-soi par les autres. C’est-à-dire que l’on peut devenir-soi par la génération suivante. Si l’on fait des enfants, la première préoccupation, c’est de les aider à devenir eux-mêmes. Sinon, ce n’est pas la peine de faire des enfants. La personne en question doit créer des conditions pour que ses enfants deviennent eux. C’est son premier devoir. Idéalement, il ne faut pas que cela nuise à son propre devenir-soi. La première chose est donc l’éducation. La deuxième chose se trouve dans les interstices de ce que lui laisse cette mission première qu’elle a choisie. Il y a le fait de choisir et de trouver ce qu’elle aime faire. Je peux vous citer le cas d’une femme qui se trouvait exactement dans cette situation, divorcée et virée de son emploi. On l’a aidé à réfléchir à un projet et avec l’aide d’une copine, elle a monté un traiteur à domicile. Elle arrive à faire des plats complets et livrés à domicile pour sept euros. Elle est très heureuse, elle fait des plats typiques de son pays d’origine. Elle s’est épanouie. Je suis convaincu que chacun a les moyens de devenir lui-même, mais que la difficulté est de trouver la source.

Dans le chapitre  » L’événement, la pause et le chemin », vous écrivez que « Les nations qui resteront résignées réclamantes iront de déclin en décadence et la chute s’accélérera quand tous ceux de ses ressortissants qui auront décidé de choisir leur avenir auront quitté leur pays ». À ce titre, quelle a été votre réaction aux lendemains de la victoire du parti Syriza aux élections législatives et de son alliance avec le parti des Grecs indépendants ?

Si devenir-soi c’est nié le monde pour vivre dans le fantasme, c’est suicidaire. Or là, je ne crains que cela soit ça. C’est-à-dire prétendre qu’un pays qui vit au crédit des autres depuis très longtemps et qui n’a pas été capable de mettre de l’ordre dans ses finances, qui a laissé une classe politique corrompue s’enrichir sauf le parti au pouvoir aujourd’hui qui n’est pas encore corrompu. Une société qui n’a pas été capable de se réformer ne mérite pas que l’on s’intéresse à elle. Le seul devenir-soi possible pour la Grèce c’est de devenir elle-même, c’est-à-dire de devenir un Etat de droit, ce qu’elle n’est pas ; et faire que les gens paient des impôts, qu’elle ait un cadastre, etc. Si elle continue de fuir vers l’avant, elle va vite rencontrer le mur. Toute la question est qu’il faut que les autres pays européens l’aident. Il faut qu’en même temps elle devienne un pays normal, et non imaginaire. Or je crains que le devenir-soi de Syriza soit un devenir-soi imaginaire, qui va rentrer dans le mur.

 

Et pour la France, vous êtes pessimiste ?

Non, je ne suis pas pessimiste. Je pense que la France est à un moment charnière, que c’est un pays qui a tous les atouts pour réussir, une qualité de vie magnifique. Il faut retrouver un projet à vingt ans, qui donne aux uns et aux autres le goût de l’effort, du travail, le sens collectif qui fasse que des talents aient envie de revenir, d’être là. Nous sommes une Nation qui a été fondée par l’Etat. Ce n’est la Nation qui a fait l’Etat, mais l’Etat qui a fait la Nation. Donc si l’Etat n’est pas capable de donner un sens à la Nation, les gens vont partir et ils ont déjà commencé. Je ne suis donc pas pessimiste au sens où je crois que le pays a encore beaucoup de moyens, d’expressions. Je pense que beaucoup de choses vont se jouer aux prochaines élections présidentielles. Depuis 1986, on ne fait pas de réformes dans ce pays. Le président Sarkozy n’a pas fait de réforme. Le président actuel a fait de petites réformes, qui sont d’ailleurs pratiquement les mêmes. Il y a un corpus commun. C’est ce que l’on avait trouvé dans le rapport de la commission que j’avais présidée, qui était une commission bipartisane. Mais personne n’a le courage de faire de grandes réformes. On fait des petites choses et les politiques ne se rendent pas compte que le monde va plus vite qu’eux. Il faut faire des changements radicaux. Pourtant, j’ai l’impression que les choses viennent, que la classe politique est en train de changer, de comprendre les nécessités de ces changements…

Comme la place de l’entreprise ?

 

Oui, la place de l’entreprise, la place de la création d’entreprise, la place de l’initiative. Vous l’avez justement dit, l’entreprise ce ne sont pas les actionnaires à juste titre. J’ai proposé depuis longtemps la modification de l’article 1833 du code civil qui définit l’entreprise qui est aujourd’hui dans une définition purement d’actionnariat. Alors que l’entreprise est beaucoup plus vaste que des actionnaires. L’entreprise est vitale, qu’elle soit sociale, capitaliste. Pour ça, il faut se débarrasser des couches de collectivités territoriales inutiles. Ce n’est pas baissé les prélèvements obligatoires de l’Etat, malheureusement on a besoin de plus d’argent pour la Défense, la police, l’école primaire. Il faudrait mieux utiliser l’argent public et lutter contre le gaspillage. C’est pour ça que je plaide pour que 2016 soit utilisé comme une année à parler programme et non pas candidat. Parce que si l’on parle que de candidat, on va dans le mur. Idéalement, un bon système serait un système dans lequel il y aurait un premier vote sur un programme et une fois le programme adopté, on aurait un deuxième vote pour savoir qui mettra en œuvre ce programme.

 

Quelle est votre devise propre pour relever la tête ?

« N’aie pas peur des tes ennemis« . Ce qui veut dire, d’abord, qu’il faut connaître ses ennemis et être capable de savoir comment les affronter. Ce qui permet d’ailleurs de sortir du débat sur l’optimisme et le pessimisme. Il faut être pessimiste, car il faut connaître ses ennemis et il faut savoir que l’on en a. Et il faut être optimiste, car il faut être capable de les vaincre.

Pour aller plus loin
http://www.attali.comhttp://www.planetfinance.org
GB

Postez un commentaire

You don't have permission to register
error: Content is protected !!