Jacques Attali : « le problèmes d’aujourd’hui, les scandales d’après-demain »
D’immenses progrès ont été accomplis récemment, dans une partie du monde, pour y réduire les inégalités de salaires entre les sexes, et lutter enfin sérieusement contre les violences faites aux femmes ; grâce, pour l’essentiel, au combat des femmes elles-mêmes, de plus en plus libres, puissantes, unies et combatives. Pour autant, dans une autre partie du monde, les femmes continuent d’être soumises et vendues, ouvertement, ou discrètement, ou implicitement ; et, même, dans certaines parties de l’Occident, en particulier aux États-Unis, leurs droits régressent.
D’immenses progrès ont aussi été réalisés dans la protection des enfants, avec les dénonciations de la pédophilie, dans l’Église et ailleurs ; et avec la révélation d’innombrables cas d’inceste, dans tous les milieux et toutes les sociétés. Ces combats sont loin d’être gagnés, en raison des obstacles que mettent encore tous les pouvoirs, religieux et laïcs.
Cela devrait faire rappeler que ce qui nous apparaît aujourd’hui comme scandaleux ne l’était pas il y a quelques décennies.
Et demain ? Qu’est-ce-qui semble aujourd’hui normal, ou tolérable, ou bénin et qui sera considéré un jour comme insupportable ? Ne peut-on alors anticiper, et agir avant d’avoir honte de ce que nous aurions laissé faire ?
Ce n’est pas très difficile : on peut deviner que ce qui est aujourd’hui un peu contesté le sera de plus en plus, et que cela conduira à remettre en cause, plus profondément encore qu’aujourd’hui, cinq pouvoirs : le masculin, l’Occident, l’argent, l’espèce humaine et même toute idée d’ordre. Et on va voir qu’on peut en attendre le meilleur et le pire :
La remise en cause de la domination masculine continuera par la dénonciation de scandales encore cachés ou à peine dénoncés, tels que les viols conjugaux ; puis, à rendre intolérable d’autres signes de cette domination : l’inégalité d’accès des filles et des garçons à l’éducation et à l’emploi ; l’inégalité des sexes dans la responsabilité de la maîtrise de la sexualité ; jusqu’à imaginer le désir des femmes de se débarrasser du « fardeau » de la maternité.
La remise en cause de la domination de l’Occident pourrait conduire à dénoncer la façon dont y sont enseignés, promus et vantés, l’Histoire, les droits humains, les principes démocratiques, le libéralisme politique, toutes valeurs nommées alors comme « coloniales ». Certains voudront en conclure que sont scandaleuses les limites posées par ces valeurs à la pratique religieuse, au port du voile, à l’application de la charia, à la polygamie. Cela pourrait même conduire certains à considérer la modernité, la raison et la science comme des blasphèmes, et en particulier à dénoncer les recherches en intelligence artificielle, en biogénétique et en astrophysique. On se demandera en particulier comment on a pu laisser tant de libertés au développement de l’IA.
La remise en cause de la domination de l’argent, (trop souvent confondue avec celle de l’Occident ou avec celle de la masculinité), poussera à dénoncer la marchandisation des activités humaines, les scandaleuses inégalités et les immenses fortunes qu’elles rendent possibles, la réduction du temps libre qui en découle, et tout remplacement d’un échange gratuit par un échange marchand.
La remise en cause de la domination de l’espèce humaine sur la nature rendra intolérable toute torture ou douleur imposée par l’espèce humaine au reste du vivant, et à considérer comme un scandale la consommation de viande , la réduction de la diversité et l’artificialisation du vivant.
La remise en cause de l’obligation d’obéir à toute règle, imposée par qui que ce soit, pourrait conduire à dénoncer la plupart des pratiques et prescriptions religieuses ou sectaires, comme toutes les limitations imposées, par exemple, au changement de genre ; et, in fine, à s’indigner de la désignation de quelqu’un par un sexe, ou par une orientation sexuelle, ou une couleur de peau, ou toute autre caractéristique générale ; pour promouvoir le droit de chacun à n’être que ce qu’il choisit d’être, tant religieusement que physiquement, à chaque instant de sa vie.
Si tout cela se cumule, et si on vient à considérer que toute règle imposée est nécessairement la trace cachée d’une domination masculine, patriarcale, occidentale ou capitaliste ; certaines de ces évolutions conduiront à des règles régressives, ou à la négation de la nécessité de toute norme sociale. Dans les deux cas, cela fera le jeu des tyrans et sera porteur d’aliénations nouvelles.
Si par contre, les seuls scandales combattus sont ceux dans lesquels des puissants abusent des faibles, chacun y gagnera plus de liberté, plus de dignité, plus de respect. Tout cela fournit un agenda pour des siècles encore.
Jacques Attali